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Le nombre dort

 

Par Thomas Burnet

 

 

            Lucas était assis à la table des pré-CP et s’appliquait pour compter correctement les carottes en plastique disposées sur la table :

- Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, quatorze…
- Lucas !  Fais attention ! Tu t’es encore trompé !

- Oui, maîtresse. Mais c’est un peu difficile. J’oublie toujours.

- Recommence.

- D’accord : un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, quatorze, quinze, seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf !

- Voilà ! Tu vois que tu peux y arriver ! Alors, Laudine, explique-nous pourquoi Lucas s’était trompé.

- Ben c’est facile ! Il a compté une carotte pour douze, alors qu’il faut en compter deux.

- Parce que maîtresse ?

- On dit « pourquoi » Lucas.

- Pourquoi maîtresse ?

- Pourquoi quoi ?

- Pourquoi quand on compte on fait un par un, et pour douze, on doit en prendre deux ?

- Et bien c’est comme ça. Ca a toujours été comme ça et ça sera toujours comme ça. Madame Gribon coupa court en attrapant Jojo, le petit lapin bleu, mascotte de la classe. Le lapin était manifestement content que les enfants aient rassemblé les carottes dont il avait besoin pour faire sa soupe. Il allait enfin pouvoir préparer le repas pour ses invités Lulu la tortue, Bilou l’ours en peluche et Gaspard le petit rat.

 

            Le soir, au moment de se coucher, lorsque la maman de Lucas vint le voir pour lui raconter la suite de l’histoire du Général, il posa à nouveau sa question concernant le nombre douze.

- Lucas, écoute. C’est bien d’être curieux, mais tous les nombres, c’est un, sauf douze, c’est deux choses. C’est comme ça.

- Mais regarde… Il sortit un dessin qu’il avait caché sous sa couette. Là, par exemple, j’ai fait des fleurs, regarde : une, deux, trois, quatre,…

- Arrête ça tout de suite Lucas ! Sa mère attrapa le dessin et le chiffonna. Sa respiration s’était faite plus rapide et elle était devenue très rouge. Elle essaya de se calmer devant son fils choqué, puis reprit : écoute mon chéri. Il y a des choses qui sont comme elles sont. C’est comme ça. Douze, c’est deux choses, et après douze c’est quatorze, un point c’est tout.

 

            Lorsque Lucas se réveilla au milieu de la nuit, il ne parvint pas à se rendormir. Il repensa à sa mère qui avait eu une réaction très étrange quand il lui avait montré le dessin. Il se demanda pourquoi tout le monde devenait si nerveux et si strict quand il posait des questions sur le numéro douze. Il se demandait pourquoi personne n’était gêné par ce nombre différent des autres. Les autres élèves de sa classe se posaient aussi la question, mais les réponses de la maîtresse semblaient les satisfaire. De toute façon, même s’il n’en avait pas très envie, il ne voyait pas comment il pourrait faire autrement que comme tout le monde voulait qu’il fasse. Et il se rendormit doucement en comptant les Jojos ; sans oublier de faire passer deux Jojos quand il arrivait à douze.

 

C’est la visite de sa tante Claire qui ranima ses interrogations. Elle venait passer le week-end chez sa sœur et c’est au détour d’une conversation qu’elle réveilla la curiosité de Lucas.

- Non, Claire, ça ne va pas, il n’y a pas assez de photos pour l’album. Je te rappelle qu’il nous faut au moins deux photos par pages.

- Attends, je recompte : une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, trei…

- Claire ! Tu ne joues pas à ça chez moi !

            Lucas sursauta au moment où sa mère cria. Il se remémora les secondes qui précédèrent ce cri : sa tante avait dit un numéro après le douze, mais il ne ressemblait en rien au quatorze. « Trei ». Quel drôle de nom pour un numéro. Il remarqua une ressemblance avec le nom du trois. Il se dit qu’’il fallait absolument qu’elle lui dise tout ce qu’elle savait à ce sujet. Pour cela, il fallait deux choses : être seule avec elle et trouver le moyen d’aborder le sujet. Ca n’allait pas être facile, mais Lucas était malin. Il trouva tout d’abord le moyen de parler du nombre mystérieux à sa tante : il reprit l’idée qu’il avait eue avec sa mère et dessina un jardin avec douze fleurs et demi. Il trouva ensuite le bon moment pour en parler à sa tante. Il cacha le dessin sous son oreiller et fit toute une histoire au dîner pour que Claire vienne lui lire une histoire au moment de se coucher.

Son plan se déroula à merveille, et ses parents crurent à son cinéma. Claire se prit aussi au jeu, mais Lucas préférait croire qu’elle savait au fond d’elle-même qu’il fallait qu’ils parlent seuls à seuls. D’ailleurs, il était sûr qu’après ce soir-là, il n’aurait plus aucune question en tête et peut-être même mieux, qu’il pourrait dire à la maîtresse et à tous ses copains ce qu’il en était vraiment du nombre entre douze et quatorze, qui s’appelait « Trei ».

            Mais tout ne se déroula pas comme prévu :

- Coucou mon petit Lucas ! Alors, comme ça, tu trouves que les histoires de ta tante sont les meilleures histoires du monde ?

- Oui ! s’exclama Lucas, qui, pour cette fois, disait la vérité ; sa tante Claire savait raconter avec brio les histoires les plus farfelues et imitait à la perfection tous les personnages du monde entier. Il sortit le dessin de son oreiller, prêt à le donner à sa tante, mais il retint son geste et le cacha à nouveau en entendant une seconde voix qui venait du couloir :

- Et bien c’est ce qu’on va voir ! Sa mère venait de surgir dans sa chambre et semblait prête à se battre avec ardeur pour gagner le concours de la meilleure histoire du soir.

Les histoires des deux sœurs furent très drôles, même si celle de sa tante l’était tout de même un peu plus, et Lucas oublia un peu sa peine. Mais lorsqu’il se retrouva seul dans le noir, il se sentit triste et il eut mal au cœur. Pas de réponse pour ce soir-là et peut-être pas de réponse pour toujours.

Au petit matin, Claire apporta sans le savoir la solution au problème. En voyant son neveu descendre en pyjama pour le petit déjeuner, elle déclara : Mais regardez-moi ce qu’il est trognon ce petit Lucas ! Tu sais quoi ? Je vais te donner un travail pour aujourd’hui : tu vas me faire un dessin, rien que pour moi. On le mettra dans une enveloppe sans le montrer à personne, et on va me l’envoyer par la poste. Comme ça, dans la semaine, après mon retour à Bourges, un petit courrier de mon neveu préféré viendra me faire sourire. Lucas bondit sur l’occasion et laissa en plan son bol de céréales pour rejoindre sa chambre et faire semblant de faire un dessin très compliqué à sa tante. Il savait qu’il pouvait lui faire confiance pour comprendre le sens caché du jardin dessiné.

            Il s’attendait à recevoir une réponse très rapide. Mais le temps passa très lentement, et après chaque journée passée à l’école ou chez la nourrice, aucune lettre, aucun coup de téléphone. Rien. Il avait beau croire en sa tante, il finit par se dire qu’elle était comme les autres adultes et qu’elle avait chiffonné le dessin ou, pire, qu’elle ne s’était aperçue de rien.

            Trois mois et quelques jours après que le dessin fut envoyé, le téléphone sonna chez Lucas. Comme sa mère n’était pas rentrée du travail et que son père était occupé dans la cuisine, Lucas décrocha. Il fut étonné d’entendre sa tante, et se rappela aussitôt son dessin.

- Allo ?

- Allo.

- C’est toi Lucas ?

- Oui tante Claire. Ca va bien ?

- Oui, je te remercie Lucas, mais je n’appelais pas pour prendre des nouvelles.

- Ah bon ?

- Est-ce que tes parents sont par là ?

- Maman est encore au travail, mais papa épluche les oignons et les pommes de terre dans la cuisine. Tu veux que je l’appelle.

- Surtout pas ! Cette conversation doit rester secrète. Je t’appelle au sujet de ton dessin ; au sujet du nombre de fleurs qui peuplent ton jardin….

- Oui.

- Je sais bien pourquoi tu en as mis autant que cela.

- Ah oui ? Tu sais que j’en ai mis « trei » ?

- Où as-tu appris ce mot ?

- C’est toi qui l’as dit quand tu es venue la dernière fois. Vous comptiez des photos et tu as dit ça et maman s’est fâchée.

- Je le sais bien Lucas, j’étais là ! Je ne partage pas l’idée de ta mère selon laquelle tu ne dois rien savoir à propos de ce nombre. Je pense que tu dois savoir. C’est pourquoi je vais proposer à tes parents que tu viennes passer tes vacances d’avril chez moi. Ca te plairait ?

- Ben oui !

- Mais attention, on ne reposera pas ! On mènera une enquête ! 

- Une enquête ?

- Oui, une enquête sur le nombre qui dort. Ce nombre que tout le monde ignore et qui dort quelque part dans la mémoire collective.

-…

- Excuse-moi, quand je suis lancée sur le sujet, je ne m’arrête plus ! Alors, on fait comme ça ?

- Oui tante Claire. Merci.

- Tu me passes ton père, je vais lui parler de ma proposition.

- D’accord. Bisous.

 

            Il restait trois semaines avant les vacances de Pâques. Lucas passa ces trois semaines avec impatience. Il avait bien repéré sur le calendrier de l’école le numéro du jour où commençaient les vacances. C’était d’ailleurs le deuxième douze du mois d’avril ; Lucas partit dans l’idée qu’il rejoindrait sa tante le trei avril 2086. Il se sentait tellement heureux de cette aventure qui s’annonçait qu’il eut du mal à rester concentré en classe.

Enfin, le premier 12 avril arriva. La mère de Lucas avait préparé ses affaires. Lucas avait bien fait attention à ce qu’il disait ou faisait pendant les trois semaines qui venaient de s’écouler, car il ne voulait pas que sa mère se doute de ce qu’il préparait avec sa tante. Il se coucha tôt pour être en forme, après avoir revérifié les affaires de son sac à dos : une loupe trouvée dans un paquet de céréales, un crayon fluorescent et un bloc-notes Dory, cadeau d’une amoureuse de l’école.

 

            Claire était ponctuelle, et ils partirent de Niort en début de matinée pour rejoindre Bourges. Dans la voiture, la tante Claire était un vrai moulin à paroles. Sans vouloir trop en dire, elle essaya de résumer à son neveu tout ce qu’ils avaient à faire pendant les deux semaines de vacances qui se profilaient. Ils devaient aller dans différents d’endroits et elle se demandait si leur enquête pourrait aboutir. Elle profita du voyage pour lui expliquer pourquoi elle partageait sa curiosité pour cette absence étrange au milieu de la bande numérique. Depuis toute petite, elle aussi se posait de nombreuses questions sur ce nombre et elle avait remarqué une nervosité, une inquiétude, voire même une peur de tout ce qui était lié à ce nombre. Et puis, sa curiosité lui avait passé, elle avait juste gardé le plaisir de ne JAMAIS oublier ce nombre lorsqu’elle comptait. Ceci provoquait toujours la même réaction chez ses interlocuteurs et elle s’en régalait. Lorsqu’elle avait reçu le dessin de Lucas, elle avait compris que lui aussi était touché par le virus du dégout de l’ignorance (sa tante s’emballait encore, et Lucas ne comprenait pas ce qu’elle voulait dire, mais elle faisait plaisir à voir et ressemblait à une petite fille… Il aimait bien la voir dans cet état). Elle s’était dit alors que c’était un signe et qu’elle ne devait pas laisser passer cette chance d’en savoir plus sur ce mystérieux nombre.

            Arrivés à Bourges, Claire commença par offrir un chocolat à son neveu pour lui faire un vrai point sur la situation, bande numérique à l’appui. Lucas fut soulagé de voir qu’entre le douze et le quatorze figurait un numéro, logiquement constitué d’un 1 et d’un 3. Claire lui apprit qu’il s’appelait « Treize », et non Trei, et qu’il était synonyme de malheur et de malchance. Malgré les histoires de malheur et de malchance, dont il ne comprenait pas vraiment ce qu’elles signifiaient, Lucas restait motivé pour savoir tout sur le nombre Treize. Il voulait en mettre plein la vue à la maîtresse quand il reviendrait en classe et au passage essayer de convaincre ses parents qu’on pouvait l’utiliser.

Claire continua sa démonstration en montrant à son neveu les difficultés de trouver une quelconque information sur le nombre treize : sur Internet, dès qu’elle tapait treize, en lettres ou en chiffres, le navigateur se fermait et l’ordinateur redémarrait automatiquement. Dans l’encyclopédie papier qu’elle avait, il n’y avait rien sur le treize, pas de page treize, pas de volume treize. Heureusement, Claire avait réussi à trouver des contacts, en biaisant, en passant par des mots de recherche différents, en contactant d’anciens camarades d’adolescence. Elle avait trouvé deux personnes. L’une allait venir l’après-midi même à Bourges, l’autre se trouvait à Paris et Claire annonça donc à Lucas qu’ils allaient se rendre à la capitale dans deux jours. Le jeune garçon accueillit la nouvelle avec enthousiasme. Il fouilla dans son sac à dos pour montrer fièrement à sa tante l’arsenal d’enquêteur qu’il avait prévu ; elle le félicita et ils se préparèrent à la venue d’Ernest. 

            L’homme qu’ils attendaient était le grand oncle d’un ancien camarade de classe de Claire. C’était un vieil homme d’au moins soixante-dix ans. Lucas vit cela à ses mains, à ses sourcils broussailleux et aux poils blancs qui lui sortaient des oreilles et du nez. Il avait une voix grave et rassurante. Dès qu’il le découvrit derrière la porte, Lucas l’aima bien. Ils allèrent s’installer dans le salon de sa tante ; cette dernière apporta deux tasses, une cafetière, des petits gâteaux, un verre et une bouteille de jus vitaminé. Ernest s’installa dans un fauteuil, Claire dans le hamac qui lui faisait face tandis que Lucas s’allongea sur une poire qu’il aimait modeler de différentes façons. Claire avait un peu peur que son neveu s’ennuie, mais celui-ci tenait à assister à toute l’enquête. Ernest commença par les prévenir qu’il ne savait pas tout du nombre treize. Il était tombé un jour, il y a une dizaine d’années, dans le grenier de la maison de ses grands-parents, sur un article qui s’intitulait : « Qu’est-ce que la triskaidékaphobie ? » Il ne pouvait les éclairer que sur les origines du nombre treize.

-  La triskaidékaphobie est la peur du nombre treize. J’ai bien peur qu’à l’heure actuelle, notre société toute entière soit triskaidékaphobe. Bien entendu, tout cela a une origine profonde et vous vous imaginez bien que le monde n’a pas décidé du jour au lendemain de supprimer un nombre de la numération. Ca a été insidieux, ça s’est fait petit à petit. L’article que j’ai trouvé dans le grenier n’était pas entier, voici pour les premiers faits, les plus marquants, liés à la superstition du nombre treize. Tout d’abord, il faut savoir que le treize n’a pas toujours été synonyme de malheur. Il y a eu des faits, éparpillés dans le temps, qui lui ont forgé cette mauvaise réputation. Au IVème siècle avant Jésus Christ,

 

 le roi de Macédoine - c’était le nom d’une partie du territoire grec actuel – aurait ajouté sa statue à celles des douze dieux de l’Antiquité. Quelques temps après cet ajout, il fut assassiné. Mais c’est surtout l’histoire de la religion catholique qui renferme le fait qui a le plus marqué en la matière : lors du dernier repas de Jésus, il y avait Jésus et ses douze apôtres, ils étaient donc treize à table avant que Jésus ne meure.

- Mais, objecta Claire, il n’y a pas douze apôtres ! Ils étaient onze. Qui était ce douzième ?

- Un certain Judas, qui aurait dénoncé Jésus aux juifs.

- Judas ? Mais non, c’est Ponce Pilate qui avait espionné Jésus depuis déjà quelques temps !

- Même l’Eglise a été obligée de faire des rectifications pour nous faire oublier le nombre treize ! Tout a été modifié, tout a été changé pour que nous ne nous souvenions plus de ce nombre. Pourquoi ? Ca je l’ignore. Je dois avouer que je suis assez frustré de la faiblesse de mon savoir dans ce domaine.

- Alors, il n’y a que ça ? Une histoire de statue et une histoire de repas ? A partir de ces deux faits, les gens se sont mis à paniquer à ce point !

- Oh non Claire ! Le treize a un lourd passé : en hébreu, la treizième lettre de l’alphabet, Mem, s’apparente à la mort ; les sociétés d’Amérique du Sud qui avaient des mois de treize jours ont été décimées ; dans un vieux jeu de carte divinatoire, appelé le Tarot, la treizième carte représentait un squelette en train de faucher ; et puis plus important, le treize suivait le douze. Beaucoup de choses comportaient douze éléments : les mois, les heures de jours et de nuit, les dieux dans la mythologie, les signes du zodiaque, les travaux d’un certain Hercule, les fameux apôtres de Jésus,… Le douze était un signe de complétude, le treize qui suivait était instable. C’est un nombre qui dans sa nature même est moins parfait, moins simple. L’article disait que, même dans les mathématiques, le treize était compliqué : le douze est divisible par 2, 3 et 6, alors que le 13 n’était divisible que par 1 ou par lui-même. C’était donc un nombre égocentré et mal-aimé.

- Mais de là à le supprimer tout de même !

- Et bien oui, justement…

- Justement ?

- Justement… Je me demande pourquoi on l’a supprimé. L’article de chez mes grands-parents s’arrêtait là. Impossible d’en savoir plus. J’ai eu beau faire des recherches, je n’ai rien trouvé de plus. Le néant, l’ignorance. Le treize a fait l’objet de nombreuses coïncidences malheureuses, mais je ne sais pas ce qui a fait que les gens ont passé le pas et l’ont fait disparaître.

- Merci beaucoup pour tout ce que vous nous avez dit, nous en savons un peu plus sur ce fichu treize. J’espère que notre excursion parisienne complètera vos dires…

- Vous montez à Paris ?

- Oui. Dans deux jours.

- Alors je peux peut-être vous être un peu plus utile. J’avais un vieil ami assez curieux qui habitait dans le dixième arrondissement. Il y a cinq ans, la dernière fois que je suis monté à la capitale, je l’ai cherché, en vain. Peut-être que vous aurez plus de chance. Il s’appelait Edouard Lunes.

- Merci, nous verrons ce que nous pouvons trouver.

 

            Lucas était très content. Avec la visite d’Ernest, il avait déjà appris tellement de choses. Il n’avait pas tout compris, mais il se sentait comme délivré d’un poids très lourd. Sa tante partageait son contentement par rapport à ce premier entretien qui s’était révélé instructif. Ils avaient aussi un possible contact à Paris, même si Claire doutait de pouvoir retrouver un ancien camarade d’une enfance vieille de soixante ans.

 

            Les deux jours qui suivirent furent des jours de vacances. Claire emmena Lucas à la piscine, à la patinoire, au parc, dans la forêt, et faire les magasins. Ils passèrent tous les deux de très bons moments ; Lucas avait presque l’impression d’avoir trouvé une grande sœur super chouette. Il se trouva aussi un copain dans la maison juste à côté de celle de Claire : le jeune Michel avait un an de plus que lui, il était donc déjà en CP, mais il était gentil. Claire permit à son neveu de jouer avec le jeune garçon à condition de ne rien révéler de l’enquête en cours. Lucas promit de garder le secret, et surveilla bien ce qu’il disait lorsqu’il voyait son voisin. Ce qui marqua le plus Lucas fut la découverte des billes. Un jeu tout simple avec des petites billes qu’il fallait cogner entre elles. Michel poussa la générosité jusqu’à donner à Lucas les billes qu’il avait gagnées. Le soir, Lucas les regardait dans la lumière de sa lampe de chevet : il y avait des torsades à l’intérieur, des reflets de couleurs, des arcs-en-ciel… Il adorait ses cinq billes et décida de les faire découvrir à ses copains d’école après les vacances… Il se disait que, décidément, cette excursion était pleine de découvertes.

 

            La récréation s’acheva avec le départ pour Paris. Lucas et Claire reprirent la route. Pour passer le temps, il faisait un concours de triskaidékaphobie : il suffisait de réussir à dire ce mot cinq fois de suite sans l’écorcher pour gagner. Après deux heures de ce concours, ils parvinrent à Paris. Claire avait loué une chambre d’hôtel dans le onzième arrondissement, rue de la Roquette. Lucas dormait pour la première fois à l’hôtel, et il était excité par le fait d’avoir une toute nouvelle chambre pour trois jours. Claire et lui sautèrent sur leurs lits et firent une bataille d’oreiller pour fêter leur arrivée dans la capitale française. Ils déjeunèrent dans un petit bistro où Lucas se régala d’un bon steak-frites et se rendirent dans le quartier Saint-Michel pour rencontrer Georges, un ancien camarade de Claire, avec qui, dans la fin des années soixante, elle avait peint sur des murs le nombre Treize, pour effrayer les autres et surtout provoquer la société. Claire conseilla à Lucas de ne pas l’imiter, car elle eut affaire à la police, qui, lorsqu’il s’agissait du Treize, ne rigolait pas.

Georges les reçut dans une arrière salle de son salon de thé, et leur présenta la situation du treize à la veille de l’an 2000.

- Le treize était un chiffre ambivalent à cette époque. Mon grand-père, un soir où il avait abusé du cognac, avait commencé à me raconter son histoire. Il travaillait comme steward à l’aéroport de Paris et se mit à me raconter ses aventures en plein vol avec les hôtesses de l’air – ou, comme il préférait les surnommer, les « Hot Fesses » de l’air. Claire fit les gros yeux à son ami en montrant Lucas des yeux. Georges s’excusa et continua : Il me raconta aussi son quotidien et les choses qui l’avaient le plus marquées : parmi celles-ci, il y avait la façon dont il avait vu la superstition concernant le nombre treize devenir de plus en plus importante. D’abord, il fallu supprimer le siège numéro treize parce que les gens ne voulaient pas s’y asseoir, de peur qu’il leur arrive quelque chose. Ensuite, ce furent les portes d’embarquement, d’enregistrement, les numéros de billet, … Ca devenait une véritable obsession. En 2008, à la suite d’un crash d’un avion près de Perpignan, on supprima même le nombre treize du numéro de série des pièces des avions, car celui du crash en comportait plusieurs. Au début des années 2000, un véritable fléau se développa. Cela touchait les trains, qui supprimèrent aussi les voitures et les places numéro treize ; certains magazines développèrent la page douze bis, en remplacement de la page treize, les hôtels supprimèrent la chambre numéro Treize, les sports à risque, tels que les courses de voiture ou les compétitions de ski, supprimèrent le concurrent numéro treize, il y eut de moins en moins de treizième étage dans les bâtiments.

- Mais pourquoi ?

- Mon grand-père disait que c’était juste de la peur. Pour l’avion, par exemple, les gens avaient tellement peur d’un accident qu’ils se disaient qu’ils avaient moins de chance que ça arrive s’il n’y avait pas de treize.

- Mais il y avait tout de même des accidents !

- Bien sûr. Mais la loi du marché était telle qu’il valait mieux prendre soin des gens qui pourraient se plaindre d’un numéro plutôt que de s’occuper de ceux qui ne se plaindraient jamais de son absence.

- Mais le fait de le retirer permettait de reconnaître le fait qu’il pouvait apporter le malheur.

- Exact. Mon grand-père me parla aussi du vendredi 13.

- Le vendredi 13 ? 

- Oui, c’est un jour qui semble poisseux : mon grand-père m’a raconté que les avions avaient de plus en plus de mal à se remplir les vendredis treize, et qu’il fallu même faire des opérations promotionnelles pour que les trajets furent rentables. Une étude de 2004 avait montré qu’il y avait un manque à gagner de 900 millions de dollars les vendredis 13. Seule la loterie nationale de l’époque jouait sur cette superstition en le déclarant jour de bonheur et de chance.

- Ah ! Enfin une institution qui soutenait le treize.

- Oui, mais j’ai peur qu’elle n’ait pas pu faire grand-chose seule, étant donné le point où nous en sommes maintenant.

- C’est sûr. Ton grand-père t’a expliqué pourquoi ?

- Oh ! Non, il est ensuite passé du loto à la présentatrice du loto et a fini par s’endormir. J’ai essayé de le questionner le lendemain, mais il avait perdu toute envie de prononcer le mot « treize » et me fit sortir même de chez lui lorsque je lui rappelais certains de ses propos tenus la veille. Je suis désolé, mais je ne peux pas t’en dire plus. Il y a une véritable omerta concernant le nombre treize. J’ai essayé de fouiller les archives départementales et nationales, mais rien n’y fait. Tout a disparu, tout est changé, tout est modifié. La mémoire collective a été complètement refondue pour être adapté à une nouvelle réalité sans treize.

- En tout cas, nous en savons un peu plus sur ce treize. Claire laissa un temps, avant de reprendre : C’est vraiment étrange… Ces concours de circonstances, ces accidents, ces événements… Il y a bien du y avoir des accidents des samedis ou des mardis, voire des lundis 17 ou des dimanches 3…

- Oui, mais ce qui a marqué le monde, c’est le 13. C’est dingue !

Claire et Georges laissèrent un silence. La petite voix de Lucas s’éleva doucement :

- Est-ce que vous connaissez un monsieur qui s’appelle Edouard Lunes ?

Les deux adultes sursautèrent lorsqu’ils entendirent la petite voix poser cette question et Georges interrogea des yeux Claire pour savoir si cette question avait un rapport avec l’enquête sur le treize.

- En effet, nous devions nous renseigner sur cet homme. Est-ce que tu le connais ? Ce doit être un vieil homme un peu excentrique.

- Et bien, je crois que le monde est bien petit parce que je suis passé dans une petite librairie d’achat-vente à Viroflay la semaine dernière, et sur la vitrine, il y avait le nom des propriétaires. Lunes, tu l’écris bien « L. U. N. E. S ».

- Oui.

- Alors c’est peut-être ça. Ca s’appelle « Les oreilles et les Yeux », juste à côté de la gare de Viroflay.

- Viroflay ?

- Une des communes de la grande couronne autour de Paris, je vais t’indiquer comment t’y rendre.

 

            Claire et Lucas avaient trop hâte de savoir si cet Edouard était bien l’ancien ami d’Ernest, et ils se rendirent donc dans la commune de Viroflay, et trouvèrent facilement la petite librairie. L’endroit faisait aussi magasin de musique, avec bien sûr de la musique sous forme numérique, mais aussi sous forme de vinyles et plus rare encore, de compact-discs, deux supports qui n’étaient plus vraiment utilisés depuis le début des années vingt. Sur la vitrine, un panneau annonçait fièrement : « Les Oreilles et les Yeux, votre magasin d’achat-vente depuis 2002. Propriétaires : 2002 – 2045 : Hugues Lunes / Depuis 2052 : Edouard Lunes ». En passant la porte, ils découvrirent un endroit chaleureux, très intimiste, avec des fauteuils qui paraissaient confortables, des lecteurs USB, des tourne-disques, et des lecteurs CDs qui permettaient d’écouter la musique. Le magasin était assez plein. Derrière le comptoir, un homme assez âgé servait un jeune homme qui achetait un livre en édition papier, et de nombreux clients passaient d’un appareil à l’autre, se servant librement dans les étagères ou les caisses posées à terre, prenant ou rangeant soigneusement les vinyles ou les CDs.

Au fond, il y avait une seconde salle qui paraissait plus silencieuse.

- Que puis-je faire pour vous ? Le vieil homme venait de s’approcher de nos enquêteurs.

- Vous êtes bien Edouard Lunes ?

- Oui, c’est moi-même.

- Nous venons de la part d’Ernest.

- Ernest ?

- Un ami d’enfance qui nous a recommandé à vous pour nous renseigner dans un domaine très précis.

- Oui, commença Lucas, on vient pour savoir des trucs sur…

- sur, le coupa Claire, sur… la triskaidékaphobie.

Les yeux du vieil homme s’éclairèrent. Il réprima un léger sourire puis reprit :

- J’aurais peut-être un ouvrage sur ce domaine. Veuillez me suivre dans la partie les Yeux.

Claire et Lucas le suivirent dans la seconde salle qui comportait elle aussi de nombreux fauteuils, mais c’étaient des livres qui remplissaient les bibliothèques de cette pièce où il y avait un peu moins de personnes. M. Lunes se dirigea vers une étagère, dans un coin et sembla chercher un livre; il fit signe à Claire et à Lucas de s’approcher.

- Je ne peux pas m’entretenir avec vous maintenant. Je ferme dans deux heures. Revenez à dix-neuf heures, je vous expliquerai ce que je sais.

- C’est compris.

Les deux enquêteurs repartirent, très heureux d’avoir mis la main sur l’ami d’Ernest. Ils trouvèrent un petit parc avec des jeux d’enfants. Ils montèrent chacun sur une balançoire et s’amusèrent à grimper sur le mur d’escalade. Lucas aimait tellement ces moments où sa tante oubliait son statut de grande personne et redevenait une petite fille. Il en voulait à ses parents qui ne savaient pas faire la même chose. Ils firent  une partie de billes, puis ils prirent un verre dans un café sur la grande avenue de la ville avant de regagner le magasin pour dix-neuf heures. Le vieil homme les attendait, assis sur la marche à l’entrée de sa boutique.

Il les invita à l’intérieur et leur proposa de passer à nouveau dans la pièce « Les Yeux ». Ils s’installèrent dans les confortables fauteuils et M. Lunes commença :

- Alors comme ça, vous connaissez Ernest ?

- Nous l’avons rencontré ce week-end à Bourges dans le cadre de notre recherche.

- Comment cela se fait-il que vous fassiez une telle recherche, sur un tel sujet ? Vous savez les risques que vous encourrez ?

- Oui, je le sais bien. Notre pays n’est plus vraiment la démocratie qu’il a été.

- Oh, ça dépend de ce que vous avez à dire, de si vous allez dans le sens du poil ou non.

- Mon neveu se pose des questions sur l’absence d’un nombre, et j’essaye de l’éclairer.

- C’est un objectif louable. Mais n’hésitez pas à parler du treize ici. Je n’aime pas que certaines choses soient taboues et encore moins qu’on emprisonne des gens pour cela.

- On va aller en prison ? demanda Lucas.

- Oh non mon petit. En tout cas, pas avec ta tante. Très habile d’utiliser le terme de triskaidékaphobie. Tout le monde en souffre, mais comme la société est manipulée, personne ne connaît le terme exact.

- C’est votre ami Ernest qui nous l’a appris.

- Mais au fait, comment Ernest a-t-il bien pu penser que je vous aiderai à ce sujet ? Cela fait bien soixante ans que nous nous sommes vus pour la dernière fois.

- Je le sais bien. Il nous a donné votre nom car nous l’avons informé de notre visite à Paris. Il s’est souvenu de l’esprit de curiosité de vos parents et a pensé que vous pourriez nous aider.

- Quel vieux lascar ! Cela prouve qu’on ne connaît bien que ses amis d’enfance.

- Il vous a cherché il y a cinq ans, mais ne vous a pas trouvé.

- Oh, je sais me faire discret. Comment m’avez-vous trouvé ?

- Un vieil ami à moi m’a dit être venu dans votre boutique la semaine dernière.

- Ah ! Les coïncidences ! Elles peuvent jouer de bons ou de mauvais tours… Elles sont imprévisibles.

- Ernest nous a parlé des origines de la superstition autour du treize et Georges, mon ami, nous a expliqué la situation au début du XXIème siècle. 

- Alors vous êtes déjà bien informés. Que voulez-vous savoir ?

- Pourquoi nous sommes passés d’une superstition à la disparition totale du nombre treize de notre numération ?

- Oh, il est encore là. C’est juste qu’on l’a mis en sommeil. Il se repose, jusqu’à ce que notre société soit suffisamment intelligente pour le réhabiliter. Mais, en effet, il faut quelque chose de fort pour marquer les esprits et changer les mentalités. J’ai eu la chance d’avoir, comme l’a souligné Ernest, un père et une mère curieux. Ils ont eu l’intelligence de m’élever dans la connaissance et le goût du savoir. Je sais donc ce qui a fait flancher la balance entre superstition et peur réelle. Une date angoissait tout le monde : l’année 2013. Comme votre ami a du vous le dire, les superstitions autour du treize avaient atteint un paroxysme au début des années 2000. Tout le monde se prêtait au jeu de la triskaidékaphobie. C’était d’ailleurs un mot très à la mode. Les avions, les trains, les bateaux, les hôtels, les immeubles, les usines, le sport… Le nombre treize devenait de plus en plus persona non grata dans la vie quotidienne. Mais l’année 2013 était difficilement évitable. Certains tentèrent de l’annoncer comme l’année de la chance, mais ils étaient moins nombreux que ceux qui l’a craignaient, et surtout, il y eut un enchaînement de coïncidences qui permit aux fatalistes de gagner en crédibilité. Tout d’abord, le processus de paix entre deux pays, Israël et la Palestine, qui était en bonne voie, s’écroula le premier janvier car un petit groupe de combattants imbéciles bombardèrent la partie israélite de Jérusalem. C’était comme si le vent était venu souffler un château de carte que les nations avaient mis tant de temps à élaborer. Avec la communication de masse et Internet, qui en était alors à sa popularisation finale, les fatalistes trouvèrent facilement des oreilles et des yeux pour entendre leur théorie. Ensuite, croyez-le ou non, mais le 11 février – le nombre du jour 11, plus le nombre du mois 2, ça fait bien sûr 13 – cinq fous se sont échappés d’un asile new-yorkais et ont tué une trentaine de personnes de façon totalement arbitraire. Alors forcément, des meurtres en plein New York, avec deux fois le nombre 13 dans la date, ça a fait jaser. Tout le monde commençait à craindre pour les mois à venir : les annulations pour les voyages se multipliaient pour le 10 mars, le 9 avril et ainsi de suite. Le pire, c’était ce qui s’annonçait pour les vendredis 13 septembre et 13 décembre. Les gens étaient terrifiés, les médias se faisaient les échos du moindre événement qui pourrait avoir un rapport avec le nombre 13. Et quand on cherche vraiment, on trouve toujours quelque chose ; l’exemple le plus flagrant cité par ma mère était cette analyse du mot SIDA faite en 2013, qui mit en parallèle les lettres du nom de cette maladie à l’époque incurable et leur place dans l’alphabet. Ce qui donnait : 19 – 9 – 4 – 1. Or, dix-neuf moins neuf font dix, quatre moins un font trois et si l’on additionne dix et trois, on obtient treize. Je vous disais qu’en cherchant bien, on fait dire ce qu’on veut aux nombres !

Les gens commençaient à avoir de plus en plus peur du nombre treize, mais aussi de la quantité treize. Le billet de 1 dollar fut modifié pour que le degré de la pyramide ne soit plus treize, une bande blanche fut ajoutée au drapeau américain, plus rien ne coutait treize euros ou treize dollars, un dessert fut enlevé des treize desserts de Noël provençaux, l’autoroute A13 fut renommée ANormandie, on trouva tout d’un coup un autre atome à l’aluminium et son nombre atomique fut donc changé en 14-2, les médias appelèrent leur journal le 12h60… Les exemples sont infinis. En l’an 2013, toute la société occidentale adapta son mode de numération pour éviter le treize.    

Un dernier incident advint le 4 septembre. Un train embouti un car scolaire qui était bloqué à un passage à niveau. Les enfants de la classe de CP qui s’y trouvaient moururent tous dans l’accident. Il y avait vingt-six élèves dans cette classe, treize avaient atteint l’âge de sept ans et treize avaient encore six ans – et bien sûr, sept et six font treize, alors vous imaginez la panique ! Le vendredi de la semaine suivante était le vendredi 13 tant redouté ; tellement redouté que de nombreuses personnes en firent un vendredi 12, une journée qui allait de 24h00 jusqu’à 47h59. 

- Mon dieu ! Quelle année !

- Et oui ! Quelle année ! Mais honnêtement, je ne suis pas sûr que cette année ait été pire qu’une autre. Le SIDA a été découvert en 1983, des accidents de car, il y en a déjà eu des terribles, et je suis sûr qu’un jeune de treize ans était déjà mort sur l’autoroute A 13…

- Donc, les coïncidences ont été plus nombreuses en 2013, c’est donc ça qui a tout changé…

- Je ne pense vraiment pas qu’il y ait eu plus d’événements malheureux, ce sont les gens qui ont pris en compte certains détails auxquels ils n’auraient même pas fait attention dans un autre contexte. A la fin de l’année 2013, presque tout le monde fit du vendredi 13 décembre un vendredi 12-2 décembre.

- Tous les humains sur terre ont donc renoncé à un nombre à cause d’une stupide superstition ?

- Hélas. Même les japonais, pour qui le nombre du malheur était le quatre, ont commencé à s’y mettre. Mon père avait l’habitude de dire qu’ils étaient « à l’époque où l’on pouvait entendre de Paris une mouche péter en Australie. » Lucas rigola. Edouard Lunes pensa qu’il était utile de lui expliquer : C’était une façon de dire qu’on pouvait être au courant de tout ce qui se déroulait sur la planète, peu importe l’endroit où l’on se trouvait.

- Donc, reprit Lucas, si on n’a plus de treize maintenant, c’est pourquoi en fait ?

- C’est un peu pour rien, lui dit M. Lunes. C’est juste parce que les gens ont eu peur parce qu’ils pensent que s’ils ont treize choses ou qu’on est le 13ème jour du mois, il va leur arriver quelque chose de triste.

- Mais les choses tristes, elles continuent à arriver, non ?

- Bien sûr que oui, et je ne crois pas que ça ait quelque chose à voir avec le nombre treize.

- Mais si tous les gens pensent que c’est à cause du treize, ils doivent avoir raison.

- Je vais te dire quelque chose que quelqu’un a dit pour la première fois il y a un peu plus de cent ans, mais qui reste vrai : « Ce n'est pas parce qu'ils sont nombreux à avoir tort qu'ils ont raison ! »

 

            Edouard, Claire et Lucas gardèrent le silence pendant un long moment.

- Comment on fait pour changer ?

- Ah, ça, mon petit Lucas. C’est bien difficile. Des gens ont voulu faire un retour en arrière, mais ils ont été considérés comme fous, ou pire, comme des terroristes qui voulaient anéantir l’humanité. Tout ce que je vous dis aujourd’hui, je le tiens de mon père qui voulait que je m’en souvienne. Mes deux enfants sont aussi au courant et ils tentent de faire passer le message, mais c’est difficile. Il n’y a plus aucune trace écrite, toutes les données informatiques sont surveillées, tous les logiciels sont équipés d’un programme qui trouve toutes les occurrences du treize et les supprime et les autorités passent aux cribles tous les livres afin d’être sûr qu’il n’y a pas d’information écrite à ce sujet. Ils pensent sûrement que la tradition orale ne perdurera pas et que les gens oublieront… Et ils ont probablement raison. J’ai peur que nos efforts soient vains…

 

            Lucas sortit les billes de sa poche pour les faire rouler dans sa main. Cela le calmait un peu par rapport à cette conversation grave qui le rendait triste. Une de ses billes, celle avec des torsades, glissa de sa main et roula sous une bibliothèque dans un coin de la salle. M. Lunes et Claire regardèrent le jeune garçon se rouler par terre pour récupérer sa bille. Il se releva avec une mine triste car il n’avait pas le bras assez long. Claire, puis M. Lunes se mirent par terre à leur tour pour essayer de la récupérer, mais en vain. M. Lunes proposa ce que n’osait pas demander Lucas et ils se mirent tous les trois à vider la bibliothèque pour pouvoir essayer de la bouger et enfin attraper cette bille. Une fois la bibliothèque vidée, il fallut la déplacer. Claire la poussa avec l’aide de M. Lunes. Derrière, ils découvrirent que la bille avait disparu dans un petit trou de la plinthe. M. Lunes pesta contre les souris qui trainaient depuis toujours dans son magasin, tandis que Lucas passa deux doigts dans l’interstice dans l’espoir de récupérer sa bille. Il fouilla quelques secondes avant de ressortir la bille avec ses doigts. Il la mit dans sa poche sans rien dire, puis enfonça à nouveau ses petits doigts dans le trou. Sa tante et le vieil homme le regardèrent avec étonnement. Il les ressortit très vite en révélant une petite boite en plastique, fine et bleue. Il interrogea du regard M. Lunes en lui donnant la petite boite. Ce dernier l’ouvrit et découvrit une petite carte mémoire. Il la regarda attentivement avant de déclarer : « Une carte SD ! Ca ne peut être que … » et de partir dans la partie « les Oreilles ». Claire et Lucas le suivirent jusqu’à l’arrière boutique. Là, ils virent M. Lunes sortir une boite étrange. Le vieil homme leur dit qu’il s’agissait d’un vieil ordinateur portable, datant du début du siècle. Sur cet ordinateur, pas de programme espion, pas de connexion à Internet et un lecteur de carte SD. Edouard Lunes était convaincu que cette carte avait été mise là par son père et il se dit que c’était sûrement pour pouvoir lire cette carte que son père lui avait légué cet ordinateur. Il l’avait conservé précieusement en pensant qu’il lui servirait un jour. Il alluma l’ordinateur, et sourit en voyant le vieux système d’exploitation se mettre en marche. Il inséra la carte SD et ouvrit le dossier principal. Il vit alors s’afficher une centaine de fichiers, dont un, placé au début, qui s’appelait « accueil ». M. Lunes cliqua dessus et un fichier vidéo se lança. Le père d’Edouard Lunes apparut à l’écran. Son fils parut ému de le revoir.

« Mon fils. Je vais t’épargner les retrouvailles numériques trop longues. J’ai caché cette carte SD dans un coin d’une salle du Loly parce que je sais que tu aimes cet endroit. Au pire, le magasin a été démoli et la carte perdue. De toute façon, sans l’ordinateur que je t’ai légué, on pourrait difficilement lire le contenu de cette carte. Alors voici des preuves, voici des traces. Ce que je redoutais arrive, les gouvernements cherchent à éradiquer toute trace du treize. C’est la victoire de la bêtise, de l’ignorance et de la crédulité. Je te transmets la mémoire collective, en espérant que tu trouves les moyens de la rétablir lorsque le moment opportun arrivera. Je te fais confiance mon fils et je t’aime. Au revoir. »

Les fichiers du dossier étaient des extraits de documents officiels, des décrets comprenant le nombre treize, des extraits de la bible, des jaquettes de films, des pages d’encyclopédie et de nombreux autres documents qui démontraient ce qu’avait été le treize avant. Un nombre comme les autres.

            Edouard Lunes, Claire et Lucas se sentaient investis d’une mission historique et ils définirent ensemble un plan d’action. Il fallait répandre ce message. Il fallait agir, mais il fallait agir avec précaution, car se faire arrêter ne servirait à rien. Claire et Edouard Lunes prirent la décision de copier les dossiers sur le portable et de remettre la carte mémoire dans la plinthe, au cas où. La bibliothèque fut remise en place avant qu’ils ne se séparent pour la nuit. Lucas avait besoin de repos et Claire, lorsqu’elle s’allongea sur son lit, se rendit compte qu’elle aussi était épuisée. La journée avait été forte en émotions. Mais ce n’était rien comparé à ce qui les attendait… Elle s’endormit en se disant que le lendemain serait le lendemain, et qu’il valait mieux prendre du repos pendant que c’était possible.

            Edouard Lunes avait trouvé une vieille imprimante qui pouvait mettre sur papier tout ce que contenait le vieux portable de son père. Il en imprima cinq tas : un pour lui, un pour Claire, un pour Georges et un pour Ernest. Claire en avait demandé un supplémentaire parce qu’elle comptait bien convaincre sa sœur. Georges passa dans la soirée au magasin d’achat-vente et reçut son paquet de preuves avec joie. Il échangea de nombreuses informations avec M. Lunes et ils échangèrent leurs numéros pour pouvoir rester en contact.

 

            Chacun reprit sa route. Georges partit dans la capitale distribuer la bonne nouvelle, Claire, après un jour de tourisme à Paris en compagnie de son neveu, redescendit  vers Bourges pour donner la documentation à Ernest avant de se diriger vers Niort, M. Edouard Lunes resta là où il était, essayant de discerner parmi ses clients les gens qui pourraient éventuellement prêter attention à ses propos et Lucas… Lucas agit comme il put, à l’échelon qui était le sien.

 

            Jeudi 12-2 juin 2086 :

- Alors, les enfants, ne bougez pas, je veux voir si tout le monde est présent. Un, deux, trois, quatre, cinq, six ; Marcus, ne bouge pas. Où en étais-je ? Ah oui, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, quatorze.

- Maîtresse ! Fais attention ! Tu t’es encore trompée.

            La maîtresse se tourna vers Lucas et lui adressa un petit sourire complice en murmurant pour elle-même : « Douze, Treize, Quatorze ».

 

FIN

 

 

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===>  Livre d'or  <====