Jeudi 2 juillet 2009, Charleville-Mézières, un appartement au 3ème étage.

 

            - Chef, je ne comprends pas…

- Je comprends surtout que vous êtes un imbécile !

- Mais… chef…

- Comment avez-vous pu laisser passer le tueur ?

- Mais je ne sais pas.

- Expliquez-moi le déroulement de votre service, je mets le haut parleur, les commissaires de quatre autres départements vous écoutent.

- Euh… Ben… Euh… Chef… Euh… Messieurs les commissaires…

Un brouhaha de voix interrompit le propos du jeune officier de police qui se reprit.

- Alors, j’ai pris mon service hier soir à vingt heures. Il faut savoir qu’il y a cinq appartements par étage, et qu’il y a cinq étages. Il y a donc plus de vingt-cinq personnes qui vivent dans cet immeuble, dont Mademoiselle Figet. J’ai suivi la procédure à la lettre, j’avais le listing des noms des habitants de cet immeuble, je me suis posté juste devant l’ascenseur au rez-de-chaussée, pour ne pas être vu depuis le sas d’entrée. Les gens entraient sans me voir. J’ai pu vérifier l’identité de tout le monde, sauf de deux personnes.

- Vous aviez des consignes : ne laisser monter personne sans avoir eu la confirmation de son identité, ni celle que la personne habitait bien cet immeuble !

- Décrivez-nous les suspects.

- Deux profils très différents : Johann Lequeur, un garçon de quatorze ans, qui habite au quatrième, vers vingt heures trente. Je l’ai laissé monté car il était couvert de boue. Il portait encore son équipement de foot ; il revenait du dernier entraînement de la saison qui s’était déroulé sous la pluie. Il n’avait pas pris d’autres affaires et m’a certifié qu’il habitait l’immeuble. Je ne pouvais tout de même pas le retenir…

- Ben non, c’est pas comme si vous portiez un uniforme de la police !

- Désolé chef. Le second suspect ?

- Une vieille dame. Madame Germaine Grovert, quatre-vingt-sept ans. Elle vit au cinquième étage et est passée vers vingt-et-une heures. Elle venait de rendre visite à son fils qui fait les courses pour elle. Elle traînait un caddie très lourd, et avait énormément de choses dans son sac à main. Je lui ai demandé sa carte d’identité, et en cherchant dans son sac, elle a fait tomber son caddie. Il y en avait partout devant l’ascenseur : des pommes de terre, des poireaux, des cerises, des oranges, des …

- Oui, des fruits et des légumes.

- Alors, je l’ai aidé à ramasser, car elle a de gros problèmes de dos ; et je l’ai laissé y aller.

- Vous auriez pu aussi venir ranger ses courses dans son frigo…

- Non, je devais garder l’entrée…

- Bien sûr que vous deviez garder l’entrée imbécile. Bon…Pour égorger quelqu’un, je ne pense pas qu’une vieille dame de quatre-vingt-sept ans ou qu’un garçon de quatorze ans ne soient assez forts. Maintenant, faites l’inventaire des occupants de l’immeuble et EXIGEZ leurs papiers d’identité. J’arrive dans dix minutes. Messieurs, je pense que vous savez le principal : Emma Figet est morte malgré nos efforts pour la protéger. Cause de la mort : très probablement une asphyxie due à des piqûres de guêpes dans la gorge. Je vous tiens au courant dès que j’ai du nouveau et je pense arriver demain à Cahors, le temps de prendre la mesure de la situation et de donner les principales consignes.

 

            Cette fois-ci, ce fut M. Figet qui contacta Alexandre Brot.

- J’annule tout. J’ai été si stupide ! Mon Dieu ! J’annule tout. Dites-le à la presse, faites-le savoir à la Terre entière, mais je veux que cela s’arrête. Ma toute petite fille est morte !

Les sanglots dans la voix de ce père émurent Alexandre qui imaginait très bien la douleur que pouvait représenter la perte d’un de ses enfants ; c’est pour ne jamais vivre ça personnellement qu’il faisait ce métier.

- Je comprends parfaitement. Je vous remercie pour la décision que vous avez prise. Sachez que tout sera mis en œuvre pour arrêter l’assassin de votre fille et empêcher ce salaud de continuer ses méfaits.

- Mais pourquoi notre famille ? Qu’est-ce que nous lui avons fait ?

- Nous ne savons pas monsieur. Pour l’heure, nous essayons de protéger au mieux les personnes qui pourraient être visées et vous n’êtes pas sans savoir que vous faites partie de ces personnes-là monsieur.

- Oui. Dites-moi ce que je dois faire pour vous aider à arrêter ce pourri !

- Nous pensons actuellement à envoyer un de nos agents dans votre maison. Vous allez donc être surveillé de près, ainsi que les autres victimes potentielles. Vous aurez une personne en permanence avec vous, et quatre hommes, placés à des endroits stratégiques autour de votre domicile.

- Très bien. Je… Emma ! Ma Emma ! Oh mon Dieu !

- Je dois vous poser une dernière question M. Figet…

- Allez-y… De toute façon, je n’ai nulle part où aller, ça ne fera pas revenir ma petite fille !

- Avez-vous reçu beaucoup de visite ces derniers temps ? Le suspect connait très bien la vie de ses victimes, elle devait donc bien connaître votre fille, mais, comme vous êtes aussi en danger, elle doit vous connaître également.

- Avec cette cousinade qui devait avoir lieu, la maison était pleine tous les jours. D’autant plus, je joue au club de bridge de Cahors, et je peux vous dire que nous en avons du monde… Mais… Maintenant… comment… ? Ah ! Emma ! Ma pauvre petite fille.

Et il raccrocha. Ces conversations avec les victimes étaient de plus en plus pénibles pour Alexandre. Peut-être parce qu’avec le temps il devinait avec plus acuité ce qu’il allait entendre et développait sa capacité d’empathie.

 

            Un coup de téléphone provoqua un nouveau tournant dans l’affaire de la cousinade. Le commissaire Chermonier de Charleville-Mézières venait de contacter le central de Cahors et le haut-parleur amplifia sa voix dans l’ensemble du bureau des commissaires envoyés sur place :

- Nous avons une personne manquante dans l’immeuble de Mademoiselle Figet.

Le commissaire Noicas étant celui qui avait décroché, il prit la parole pour l’ensemble des confrères présents :

- Qui donc ?

- La vieille dame que l’officier a bêtement laissé passé hier soir. Ce n’était pas Germaine Grovert. Germaine Grovert était déjà à son domicile hier soir, elle est actuellement alitée à cause d’une gastroentérite.

- Une gastro ? A cette époque ?

- Oui, c’est très étrange, mais c’est ainsi. La dame qui est passée hier a donc menti à l’officier en poste. Reste à savoir si une dame aussi vieille, car je pense qu’elle ne pouvait tromper sur son apparence à ce point, est capable de commettre ces homicides.

- Comment a-t-elle pu sortir ?

- Il semblerait que l’inexpérience de l’officier soit encore en cause. Vers huit heures du matin, quelqu’un a crié au troisième étage de l’immeuble. L’officier a tenté de prendre l’ascenseur, mais celui-ci mettait trop de temps à répondre, il est donc monté par les marches. Lorsqu’il est arrivé au troisième étage, il a découvert une femme d’une trentaine d’année, devant la porte de Mademoiselle Figet, qui criait devant un bout de papier.

- Un bout de papier ?

- Découpé avec des ciseaux crantés, avec un texte écrit en jaune.

Les médias avaient eu de nombreuses informations dont certaines émanaient de sources inconnues, mais très bien renseignées. La population avait donc été avertie qu’un fou tuait des gens en laissant un message parlant de « sept malins » ; la réaction de cette femme était donc normale dans le climat des derniers jours.

Le commissaire Plantou remarqua au passage que les couleurs successives des messages dessinaient un arc en ciel et affirma que ce détail était des plus sordides.

- Quel était le texte ?

 

- « Les sept malins avaient décidé de se retrouver à la fin de la semaine.

 

Malheureusement, le cinquième malin but trop vite et avala une guêpe. Il

 

ne restait plus que deux malins. »

 

- Comment pouvait-il prévoir qu’elle l’avalerait ? Comment fait-il ?

- Fait-elle… Vous oubliez que le suspect ici est une vieille dame d’environ quatre-vingt-cinq ans. Ensuite, l’officier entra dans l’appartement et découvrit mademoiselle Figet, morte dans sa chambre, une tasse renversée sur son lit, avec une chanson qui tournait en boucle sur la chaîne hi-fi.

- Je suppose que l’autopsie révèlera une guêpe morte dans la gorge ou dans l’estomac de notre victime…

- C’est fort probable. La gorge était trop enflée pour que le médecin légiste puisse y voir quelque chose. Pour ce qui est de notre suspecte, elle s’est bien sûr enfuie, probablement par l’ascenseur qu’elle avait bloqué à un étage pour éviter de croiser l’officier en service au moment où le corps serait découvert.

- Elle est très forte. Vous avez un dessinateur… ?

- Qui est déjà en train de travailler avec l’officier pour réaliser un portrait robot. Ils n’en n’ont plus pour très longtemps je crois. Nous vous le faxons dès que possible.

- Merci commissaire. On se recontacte vers quinze heures pour faire un point de la situation.

- C’est noté. A tout à l’heure.

 

            L’annonce d’un nouveau suspect, vu sur un des lieux de crime, relança la motivation des équipes. En Ardèche, l’analyse toxicologique établie que le poison employé était de la cigüe, sous forme de poudre. Elle avait été répandue sur les cordes de la guitare par le jeune Grégoire qui avait utilisé un polish pour cordes qui en était totalement enduit. Le jeune homme avait du jouer de la guitare, et donc passer un peu de produit sur ses cordes. Il faisait du camping et n’avait donc pas accès à un point d’eau pour se laver les mains. Il avait suffit qu’il mette un doigt dans la bouche, se ronge un ongle, lèche son doigt pour nettoyer de la nourriture, qu’il mange avec ses mains pour ingurgiter le poison. Le légiste avait le sentiment qu’il s’était débattu à terre avant de succomber car la cigüe provoque une paralysie ascendante, des membres inférieurs jusqu’au cerveau. Le polish était neuf, et il serait difficile de trouver où il avait été acquis, d’autant plus que Mme Gribec avait dit aux enquêteurs que son fils commandait ses produits uniquement sur Internet, et souvent au moins cher, donc sur des sites différents. La police de Privas entama bien sûr une enquête, mais les résultats seraient sûrement bien longs à venir.

Le portrait robot de la vieille dame fut scanné, envoyé et imprimé dans tous les hôtels de police, commissariat, mairies, gendarmerie de France et même dans les ambassades françaises à l’étranger. Ils voulaient la prendre de court, l’empêcher de faire un pas sans être reconnue par les passants. Etrangement, un des premiers témoins fut un inspecteur. Edgar Brasseau, un des inspecteurs du groupe d’enquête du commissaire Brot l’appela sur son téléphone privé.

- Alex, je crois que j’ai un problème.

- Que se passe-t-il Edgar ?

- Le portrait robot qui circule… Il ressemble énormément à Mamée Josette.

- Mamée Josette ?

- Oui, ma Mamée… euh… ma grand-mère, Josette. Je vous en ai parlé lorsque je vous ai dit pourquoi je voulais venir à cette cousinade. C’est, entre autres, parce que ma Mamée devait y assister. A quatre-vingt-sept ans, on ne sait pas trop ce que réserve la vie…

- J’espère que la ressemblance n’est pas si frappante que ça… En tout cas, vous devez m’envoyer immédiatement une photo de votre grand-mère ainsi que son adresse et son numéro de téléphone. Dans quelle région habite-t-elle ?

- Dans le Lot, vous n’êtes pas très loin de chez elle. Elle habite au sud de Cahors, à Saint-Cevet. Je vous envoie son adresse et son numéro, et je préviens ma maman pour la photo.

- Au plus vite Edgar, au plus vite s’il vous plait.

- Je fais au mieux à tout à l’heure.

 

            Dans toute la France, des personnes, paniquées, appelaient la police, les gendarmes et parfois même les pompiers pour signaler qu’ils avaient vu la « tueuse de cousins », comme les médias la surnommait. Un autre officier de police avait reconnu la dame du portrait. Il affirmait que c’était une certaine Josette Jolivert et qu’elle avait été celle qui avait prévenu la police pour le meurtre de M. Cannel. Alex fut soufflé par cette révélation : une meurtrière qui pousse le vice jusqu’à dénoncer à la police son propre forfait.

Emma Figet était bien décédée à cause d’une guêpe avalée. La théorie des enquêteurs était que la jeune femme avait bu une tisane au lit en écoutant de la musique. Elle n’a donc peut-être pas entendu la tueuse entrer, et faire tomber une guêpe encore vivante dans la tasse. Mais encore faut-il que l’insecte n’ait pas été brulée vive par son plongeon. Un coup de téléphone à M. Figet instruisit Alex : la jeune fille avait un rituel quand elle était particulièrement stressée, où elle demandait un peu de chance au destin. Ce rituel était de plonger sa chambre dans l’obscurité, de s’allonger dans son lit avec une tasse de tisane froide sur sa table de chevet, de choisir une musique entêtante en mode répétition et de boire la tisane à intervalle régulier à chaque fois que la chanson recommençait. La nouvelle fut communiquée aux enquêteurs des Ardennes qui travaillèrent à vérifier cette hypothèse. La tueuse était tout même très douée pour connaître autant de détails sur la vie de ses victimes et pour les exécuter sans fausses notes.

            La photo de Mamée Josette fut reconnue formellement par le policier qui l’avait vue la veille. Les officiers de police qui furent envoyé à son domicile de Saint Cevet furent étonnés de la voir attablée, dans son salon, à regarder l’émission « des Chiffres et des Lettres ». Elle les suivit au commissariat de Cahors, où elle fut mise en garde à vue. Les commissaires souhaitaient l’interroger, pour comprendre. Les échanges avec cette vieille dame étaient très étranges. Elle rigolait et souriait comme si elle faisait une conversation agréable avec quelques amis. Elle refusa de parler de l’affaire qui l’avait faite arrêtée. Elle déclara qu’elle ne parlerait qu’à Maurice Gloiriot, célèbre présentateur de l’émission de télévision « Revivez les grands affaires criminelles » sur la chaîne publique. Elle fut rapidement écrouée par le parquet de Cahors et mise en détention à la maison d’arrêt de la préfecture.

Edgar et toute sa famille furent sous le coup de la surprise, de l’indignation, de la colère, de l’incompréhension, mais surtout de la tristesse. Cette femme qui lui avait fait passer les meilleures vacances de toute sa vie avait tué des gens.

 

            Malheureusement, son arrestation n’arrêta pas les assassinats. Le vendredi 3 juillet, on découvrit le corps sans vie de Corinne Gallois à Pau dans le petit appartement qu’elle occupait seule, mordue par un serpent. L’officier chargé de sa garde rapprochée avait été lui aussi mordu par un serpent venimeux. Dans le placard à chaussures, on trouva un bout de papier découpé en haut et en bas par des ciseaux crantés. D’une écriture orangée, il arborait le

texte suivant :

 

 

« Les sept malins avaient décidé de se retrouver à la fin de la semaine.

 

Malheureusement, le sixième malin rencontra un serpent. Il ne restait

 

plus qu’un malin. »

 

Les enquêteurs ne comprenaient pas comment Josette s’y était pris pour tuer cette femme sans venir mettre le serpent elle-même dans l’appartement. Ils remirent en doute sa santé mentale, mais elle les détrompa à de nombreuses fois : elle revendiquait ce crime, et donnait même des détails sur l’agencement de l’appartement qui prouvaient qu’elle y avait été il y a peu. Mais elle refusait toujours d’expliquer comment elle s’y était prise, et pourquoi elle l’avait tué.

            Cela se répéta le lendemain, lorsqu’on retrouva M. Marcel Figet mort dans son appartement, après avoir ingéré une importante quantité d’arachides, beaucoup trop importante pour quelqu’un qui y est allergique. Apparemment, la bouteille de calvados dans laquelle il puisait un petit verre chaque soir était pleine d'extrait d'huile d'arachide. On retrouva au fond de la bouteille un petit papier plié. Il n'était découpé qu'en haut, c'était donc la bas de la feuille, la fin de l'histoire, la dernière couleur de l'arc en ciel. En rouge, les enquêteurs de Cahors découvrirent les dernières phrases de la comptine des sept malins :

 

« Les sept malins avaient décidé de se retrouver à la fin de la semaine.

 

Malheureusement, le dernier malin força un peu trop sur la bouteille. Il

 

ne restait plus de malins.»

 

De même que pour madame Gallois, Josette Frigolet resta muette sur les raisons de ce geste et sur la façon dont elle s'était prise pour provoquer à distance ces assassinats avec autant de précisions.

 

Etrangement la population française se prit d’une curiosité pour ce que cette vieille dame avait à dire, sur les raisons de ces meurtres et sur la façon dont elle avait opéré ; les grands mystères fascinent et interpellent. Le mouvement était si fort, et la police voulant tellement connaître le fin mot de l’histoire, qu’un arrangement fut trouvé. La partie civile acceptait d’être représentée par Maurice Gloiriot, qui avait une formation d’avocat, et le présentateur pourrait alors l’interroger sur son mobile. Mamée Josette, comme commençaient à l’appeler certains, refusa, et exigea une interview dans le décor de son émission. La justice ne souhaitait pas céder, mais les français se soulevèrent et firent de nombreuses pétitions pour connaître les raisons de ces meurtres. Au final, il fut décidé qu’un document télévisuel serait réalisé, dans le décor de l’émission, mais qu’il ne serait pas diffusé à la télévision. Les éléments importants de cet entretien seraient publiés dans les grands quotidiens nationaux le lendemain du visionnage du document par un comité privé. Mamée Josette accepta que ce document soit considéré comme un aveu lors de son procès.

 

Chapitre 6