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Sur le pont d’Avignon…

 

                                               Par Thomas Burnet.

 

« Dans la vie il y a la fonction et le fait d'exister en tant qu'être humain.
On choisit d'obéir à ses obligations de fonction ou à ses obligations d'être humain...
c'est un choix propre, qui est toujours possible quoiqu'on en dise, même si ce choix peut être lourd de conséquence... »     Philippe Prohom. (
http://www.myspace.com/pprohom)

 

- Je suis sûr qu’il ne sera pas là. De toute façon, il n’est jamais là. Il a toujours  été absent, à chaque étape de ma vie. Même aux sous-étapes. Même quand ce n’était pas une étape, même mes spectacles d’école, il trouvait le moyen de les oublier. Ca c’est sûr, il avait toujours de très bonnes excuses ! Un coup, c’était le contrat du siècle qu’il devait signer, un autre, c’étaient les embouteillages, parfois encore un pseudo ami qui s’était mis dans la panade… Il n’était jamais  là, alors comment aurait-il pu avoir le temps de se faire des amis ? Il a toujours oublié et avait toujours de très mauvaises excuses, je ne vois pas pourquoi ça changerait aujourd’hui !

- Peut-être parce que tu vas te marier et que c’est le jour le plus important de ta vie.

- Tu ne le connais pas aussi bien que moi. C’est sûr que les rares fois où tu l’as rencontré, il était dans un bon jour, il se souvenait du rendez-vous… Mais te rappelles-tu ? Lorsque nous avions annulé un voyage en Sologne pour passer Noël avec lui, et que, comme par hasard, en arrivant en bas de son immeuble, son concierge nous informait qu’il s’était absenté pour un voyage en Guadeloupe. Même toi, tu as pesté toute la soirée à cause de son comportement.  

- C’est vrai. Mais, je t’en prie, garde espoir et ne t’énerves pas ; c’est notre journée demain, je veux que tout soit parfait.

- Ne t’inquiète pas, tout sera parfait ; de toute façon, il y a bien longtemps que j’ai abandonné l’idée qu’il participe à quoi que ce soit au cours de mon existence…

La discussion tourna court, comme à chaque fois qu’Anne et moi abordions le sujet épineux de mon père. Mes vingt-sept premières années m’avaient convaincu que cet homme ne serait jamais pour moi un père. Je croyais avoir tout compris.

 

Avant le mariage, nous avions décidé de ne pas dormir ensemble, mais chacun chez ses parents, et je passai donc une soirée très agréable chez ma mère, à discuter avec mon oncle et certains de mes cousins, à profiter du peu de temps qu’il me restait avant que le grand jour n’arrive. Ces quelques instants où l’on sait que ce que l’on attend tellement va arriver, mais où il n’est pas encore arrivé.

Nous nous mariions à Avignon, notre ville de naissance et de rencontre. Le mariage civil se déroulait dans une des mairies annexes de la ville, celle du quartier nord, le quartier de résidence des parents d’Anne. Ma mère demeurait de l’autre côté du Rhône et de l’île Piot, à Villeneuve-lès-Avignon. Nos deux familles étaient suffisamment proches des élus du conseil municipal pour que nous puissions personnaliser la cérémonie à la mairie. L’office religieux se déroulait l’après-midi, au sud d’Avignon, dans la commune de Rognonas, où mes grands-parents maternels demeuraient encore. 

Malgré mon envie de me lever le plus tard possible pour profiter pleinement de ma nuit de mariage, je me réveillai à sept heures, nerveux, heureux, excité et paniqué à la fois. Je décidai que ce jour étant le mien, il était de mon bon droit de faire partager mes sentiments à l’ensemble de la maisonnée, et je tambourinai aux portes des chambres pour que tout le monde puisse profiter avec moi du début de cette journée. L’accueil ne fut pas le même suivant les personnes, mais tous me pardonnaient cet excès d’enthousiasme et chacun m’attribua des circonstances atténuantes. Pendant la dernière semaine de préparation, j’avais révisé les gestes que je reproduisis ce matin-là : se raser sans se couper, pas trop longtemps sous la douche, la crème pour avoir une belle peau, la séance de domptage de cheveux rebelles, et l’habillage. J’avais informé ma mère de mes desiderata concernant le petit déjeuner : avoir l’estomac bien rempli, mais sans sensation de lourdeur, ni crampes d’estomac.

Nous devions nous rendre à la mairie du quartier nord pour 10 heures, il était 8 heures 15 lorsque j’enfilai la veste de mon costume beige. Nous étions très en avance, mais une drôle de sensation me disait qu’il valait mieux partir tôt et être sûr d’être à l’heure. Les circonstances atténuantes eurent raison des protestations des membres de ma famille qui trouvaient stupide d’y aller si tôt et nous partîmes un quart d’heure plus tard, l’adrénaline commençant déjà à se répandre dans mon corps.

Devant la maison, un voisin qui venait d’emménager dans le quartier regardait le capot ouvert de sa voiture avec désespoir. Mon oncle, garagiste, me demanda si ça ne m’embêtait pas qu’il lui donne un coup de main. Même si cette journée célébrait mon union avec la femme que j’aimais et donc ne tolérait pas de retard, il me semblait très égoïste de laisser ce pauvre homme dans la panade. Mon oncle vint le voir et, après avoir fouillé quelques minutes sous le capot, il trouva l’origine de la panne : ce voisin avait tout simplement laissé sa voiture ouverte toute la nuit et l’anti-démarrage de la voiture s’était activé. L’homme n’y avait pas pensé et avait ouvert son capot dans l’espoir fou – que nous partageons tous lorsque notre véhicule a un problème – de voir ainsi d’où venait la panne. Il put donc partir sur le champ, en remerciant mille fois mon oncle du service qu’il lui avait rendu.

Le temps pour mon oncle de se laver les mains et pour ma cousine de passer une dernière fois aux toilettes, nous partîmes. Notre route fut rapidement interrompue : nous venions de traverser pour la première fois le Rhône pour rejoindre l’île Piot lorsqu’une explosion se produisit plus loin sur le pont. Nos oreilles eurent la confirmation de ce que nos yeux avaient vus car l’explosion fut accompagnée par un bruit de détonation assez fort, qui nous fit sursauter ainsi que les occupants des voitures proches de nous. Tout le monde ralentit, warnings allumés. Certains sortaient même de leurs véhicules pour aller observer ce qui se passait au loin. Mon oncle ne perdit pas de vue l’objectif de la journée, et après une brève concertation où nous nous accordâmes pour dire que nous ne pouvions pas faire grand-chose, il bifurqua vers la droite pour rattraper le pont de l’Europe plus au sud et reprendre la rocade sud.

Il nous fallu près de trois quart d’heure pour arriver sur cette fichue rocade. Nous n’avions vu de l’accident que cette épaisse fumée noire qui s’élevait au-dessus du Rhône et qui, lorsque nous passâmes sur le pont de l’Europe, se reflétait dans les eaux du fleuve. J’imaginais une sorte de gros carambolage, avec des voitures lancées à toute allure, et je me rendais compte de la légèreté de la vie : si nous n’avions pas aidé le voisin de ma mère, nous aurions peut-être été pris dans cet accident. Je pensais aussi aux survivants : j’allais pour ma part passer la plus belle journée de ma vie, alors qu’eux allaient sûrement passer la pire. C’est le genre de choses que tout le monde dit, mais qui ne prend son sens que lorsqu’on le vit : la vie tient à peu de choses.

Nous arrivions à la mairie dix minutes avant le début de la cérémonie. Anne était arrivée depuis une quinzaine de minutes, mais il me fut interdit de la voir. Nous avions décidé de procéder au civil comme au religieux, et j’avançai au bras de ma mère dans la salle des mariages de cette petite mairie, au son de la chanson « Claire » d’Yves-Marie Lambert, un de nos amis. Nous avions invité à la mairie notre proche famille et certains de nos amis. Malgré le cadre très institutionnel, je ressentais de la chaleur, de l’émotion et de l’amour. Anne apparut à son tour : elle avait une robe blanche magnifique. Elle était si belle, j’étais si bien, que des larmes me montèrent aux yeux.

L’adjoint au maire du commencer par nous lire les articles du code civil relatif au mariage. Il insista sur ceux qui concernaient les enfants et notre devoir de les accompagner dans la vie. Ces phrases me firent penser à mon père. Pour la première fois, en ce jour, je pensais à lui. C’est la colère qui s’empara de mon cœur. De la colère, mais aussi une intense déception. Il n’était pas venu pour vivre cette journée, il était encore une fois absent.

Après la lecture des articles, le maire adjoint prononça les formules d’usage pour officialiser notre union. Anne passa en premier et répondit par l’affirmative à la fameuse question. Puis, ce fut mon tour, et, après l’énumération complète de mon identité et de celle des mes parents, le maire adjoint me demanda : « voulez-vous prendre pour épouse Mlle Anne Emma Catherine Govet ? » Je m’apprêtai à dire « oui », mais j’en fus incapable. Il se produisit alors un événement très étrange : tout se figea. Anne, le maire adjoint, nos témoins à nos côtés – enfin, ceux d’Anne, car les miens étaient dans mon dos et je ne pouvais bouger la tête. J’assistai, impuissant, à cette scène. Puis, mon point de vue changea : je m’élevai au-dessus de moi-même, comme si je m’envolais vers le plafond. De là, je voyais tout le monde : ma mère, mes cousins, la nièce d’Anne, le maire adjoint, Anne, et surtout moi ! Je commençai à paniquer. J’avais entendu dire que lorsqu’on sort de son corps, cela signifie qu’on est mort. Je n’avais pas d’yeux, ni de mains, ni de corps. Je me sentais flotter, immatériel. Je ne sais pas comment je pouvais encore penser et voir. J’étais aussi incapable de me diriger, comme si quelqu’un avait pris possession de mon âme et s’amusait à la manipuler au bout d’un fil comme une marionnette. Le fil se tendit et je m’élevai encore un peu. La scène de mon mariage disparu alors que je traversais le plafond de la mairie.

 

            Lorsque je sortis de l’autre côté du plafond, je découvris un autre environnement que celui du premier étage de la mairie annexe. Je me trouvai dans le salon d’un appartement. J’étais apparu au plafond de celui-ci et découvris une scène figée, exactement comme celle que j’avais quittée quelques instants plus tôt. Je voyais maintenant une femme, assise sur son canapé. Elle semblait boire un café en lisant un journal. Elle semblait calme, paisible. Je ne savais pas ce qui m’arrivait, ni pourquoi je voyais ceci. J’étais trop occupé par mes questionnements pour essayer d’en savoir plus sur cette femme. Le mystérieux marionnettiste me remit en mouvement, et je descendis vers la femme. Je me rapprochai d’elle doucement. Elle était petite, brune, les yeux verts. Elle semblait avoir une vingtaine d’années. J’approchai encore, et je réalisai soudain ma destination : j’allai entrer en elle ; comme un esprit qui prend possession du corps d’un autre. A l’instant où mon regard se perdit dans sa chevelure bouclée, une vague de souvenirs, de noms, de chiffres, d’émotions s’empara de moi. Et je savais tout. Elle se nommait Estelle, avait 28 ans, travaillait comme puéricultrice dans un centre de Protection Maternelle et Infantile. Elle avait deux grandes sœurs, son père s’appelle Paul, venait de rencontrer un certain Marc quelques jours plus tôt sur Internet et aimait les cochons d’inde. Je pouvais tout savoir d’elle, j’avais accès à tous les souvenirs, les sentiments, et les pensées qu’elles avaient à cet instant.

            Le grand marionnettiste avait mis en place tout le monde, et, comme si quelqu’un avait actionné l’interrupteur, le journaliste reprit l’énoncé des informations dans le poste de radio, Estelle avait tourné une page de son journal et une voiture klaxonna dans la rue. J’étais un spectateur silencieux et impuissant de la vie de cette jeune femme. Je sentais la chaleur du café glisser dans sa gorge, j’eus l’envie de gratter son oreille droite, ce qu’elle fit et qui me procura une sensation de bien-être. J’étais en Estelle. Pourquoi ? Comment ? Je ne le savais pas.

            Estelle habitait dans la partie intra-muros d’Avignon, et devait se rendre sur l’île Piot pour préparer la fête d’anniversaire des vingt-cinq ans de sa plus jeune sœur, Morgane. Il était huit heures et quart, et elle se dit qu’il valait mieux qu’elle y aille, car elle partait à vélo. Elle sortit de chez elle. Je sentais monter en « nous » l’excitation de cette fête, son cœur battait très fort, et je la savais heureuse. J’étais gêné de cette situation de « viol » mental et me promis d’envoyer un bouquet de tulipes orange – ses fleurs préférées – dès que j’aurais réintégré mon enveloppe corporelle, si toutefois cela se produisait. Elle entra dans le parking, chargea un panier sur son porte-bagages, et se mit en route. L’air était frais, le soleil brillait déjà ;  Estelle adorait ce mois de mai, lorsque les beaux jours reprennent enfin leurs droits. Elle envisageait la vie d’une autre façon que moi : légère, elle ne se souciait que du jour présent. Bien sûr, elle savait prévoir pour les années à venir, mais son principal souci était de vivre pleinement l’instant. Elle prônait un attachement minimal aux choses et, même si elle achetait ce qui lui faisait envie, elle s’en détachait dès qu’il le fallait. Je découvrais la vie de cette femme sympathique, mais je pensais aussi à ma vie. Bizarrement, j’étais revenu dans le temps, quelques heures avant mon mariage. A quelques kilomètres de là, j’étais avec ma famille et nous aidions le voisin avec son problème de voiture. Le mariage n’avait pas encore débuté. Lors des premières minutes, j’essayai par différents moyens de quitter le corps d’Estelle : en me concentrant sur quelqu’un d’autre, en essayant de commander à ses jambes de pousser, en pensant à Anne, en visualisant la mairie, en essayant de me visualiser dans ce que je faisais à cette heure-ci… Mais rien ne fonctionnait. J’étais bloqué dans ce corps. C’était une très étrange sensation : mon esprit angoissait alors que celui d’Estelle était calme et rempli de bonheur.

Estelle s’engagea par la suite en direction du pont Daladier sur la piste cyclable. Je pensais soudain à l’accident que j’avais vu plus tôt dans la matinée. Elle ne devait pas y aller. Elle devait bifurquer, prendre le pont de l’Europe. Qu’adviendrait-il si elle mourait dans l’accident ? Est-ce que je mourrais aussi ? J’aurais voulu regarder l’heure, mais je n’avais aucun contrôle sur son corps : je voyais ce qu’elle voyait, je faisais ce qu’elle faisait, et je ne pouvais pas voir l’heure sur la montre qu’elle portait au poignet, mais j’avais une bonne idée du temps écoulé depuis qu’elle avait quitté son appartement. Malheureusement, si nos deux âmes cohabitaient, il leur était impossible de communiquer.

J’espérais qu’il était encore trop tôt pour que l’accident n’advienne. Mais, alors qu’une voiture dépassait une autre à nos côtés, une voiture venant en sens inverse déboîta au dernier moment pour doubler celle qui la précédait. La voiture qui doublait de notre côté voulu l’éviter en tournant à droite, mais elle percuta la voiture qu’elle doublait. Cette dernière se rapprocha alors de nous jusqu’à nous écraser contre la barrière de sécurité. Juste avant la collision, je revis en un instant la vie d’Estelle et j’approuvai son immense tristesse quant aux choses qu’elle n’avait pu dire ou faire. La seconde suivante, l’ensemble du corps d’Estelle se brisa comme une brindille ; je ressentis une douleur insoutenable.

 

Puis, l’instant d’après, plus rien. Arrêt sur image. Encore une fois. Plus de douleur, plus de peur, plus de bruits, plus de cri. Le marionnettiste reprit la main et je m’élevai au-dessus du début d’accident. Les trois voitures étaient enchevêtrées, Estelle et son vélo étaient écrasés contre la barrière, et les voitures qui venaient de chaque côté du pont commençaient à s’encastrer dans les véhicules responsables de l’accident. C’était un spectacle horrible et je souhaitais au plus vite qu’on me sorte de là et qu’on me remette dans mon corps. Comme lorsque je traversai le plafond de la mairie, je devins aveugle pendant quelques secondes.

 

Lorsque je pus voir à nouveau, je me trouvai dans un tout autre endroit. J’étais dans un grand jardin. Il y avait là des pins et des oliviers. Je continuai ma descente. Je me dirigeai vers un homme allongé par terre. Lorsque je mêlai à lui, j’eus la même décharge de connaissances et d’images que lorsque mon âme s’était mêlée à celle d’Estelle. Je venais d’intégrer Gilles. Un corse de cinquante-trois ans. Il était allongé dans son jardin à Farinole, commune à l’ouest de Bastia. Il pensait. Il se rappelait. Pourquoi était venu dans l’esprit de cet homme, à des centaines de kilomètres d’Avignon. Quel pouvait être le lien entre cet homme et moi ? Certes, pour Estelle, le point commun n’était pas évident, mais nous habitions dans la même ville, et elle avait été victime de l’accident que j’avais vu le matin même. Mais là ? Certes, nous étions toujours le samedi 9 mai, il était encore autour de huit heures du matin. J’arrêtai de réfléchir pour me concentrer sur les souvenirs de Gilles. Il pensait à un homme, un homme sans lequel il pensait qu’il ne serait plus là. Un homme d’une vingtaine d’années, barbu. Il pensait à lui et se voyait lui-même dans une cuisine sale, dans l’appartement qu’il habitait quelques mois auparavant. Les cafards grouillaient autour de lui, des odeurs pestilentielles venaient à la fois du frigo, de l’évier et du reste de la maison. Il tenait un couteau à la main. Il pleurait. Il était assis sur une chaise branlante devant une table recouverte de saletés et de moisissures. Il jouait avec son couteau sur la table. De dehors, on pouvait entendre des enfants qui chantaient des chants de Noël. Gilles plantait son couteau entre les doigts de sa main, aplatie sur la table. Il allait d’abord doucement, puis accélérait. Il s’arrêta lorsqu’il manqua la table et se planta le couteau au milieu de l’index. Il ne prêtait même pas attention à la douleur ; il ôta son couteau, l’essuya avec un bout de son maillot de corps et recommença, se disant que s’il se blessait les cinq doigts, cela serait le signe qu’il valait mieux en finir. Il se sentait inutile et triste. Depuis que sa compagne l’avait laissé là en emmenant leurs enfants deux jours plus tôt, il n’avait pas quitté l’appartement. Il tournait en rond. Il avait appelé Sébastien, même si ça lui coûtait. Mais il sentait que cela ne suffirait pas. Il ferma les yeux, tout en continuant à manipuler son couteau, et se revit, adolescent, marchant dans la rue à Paris. Il avait effectué une visite dans la capitale quand il avait eu dix-huit ans, mais n’était pas tombé sous le charme de la vie au nord. Il se revit, alors qu’il sortait du métro. Il avait, ce jour-là, croisé un jeune homme qui devait être un tout petit peu plus âgé que lui. Ce jeune homme l’avait arrêté, et lui avait dit des choses étranges : qu’il savait qu’il s’appelait Gilles Lebon, qu’il habitait en Corse, qu’il devait veiller sur lui, et qu’il le suppliait de l’appeler si jamais il avait besoin de quelqu’un pour l’aider, en cas de problème. Il lui donna une carte avec son prénom, son numéro et son adresse. Il s’appelait Sébastien et à revoir son visage, je réalisai qu’il me faisait penser à quelqu’un, sans que je puisse savoir à qui. Gilles avait pensé que cet homme devait être un escroc, mais avait machinalement rangé la carte dans son portefeuille. Quelques années plus tard, Sébastien avait pu l’aider lorsqu’il s’était mis dans des sales affaires, et ils avaient gardé contact.

Gilles venait de se blesser le pouce, le seul doigt qu’il avait épargné jusque là. Il nettoya une dernière fois son couteau, et contempla la flaque de sang qui s’était formée sur sa table. Il prit le couteau dans sa main ensanglantée, le tourna vers son ventre. Il regarda une dernière fois la porte de son appartement, et, alors que ses larmes se mélangeaient au sang sur la table de sa cuisine, il enfonça d’un coup le couteau dans son ventre. Le souvenir de la douleur fit tressaillir Gilles, et j’essayai d’encaisser cette souffrance qui me rappela la douleur insupportable que je venais d’éprouver avec Estelle. Ca faisait beaucoup en peu de temps.

Lorsque Gilles revint à son souvenir, il ouvrait les yeux sur une chambre d’hôpital. L’infirmière lui sourit lorsqu’elle vit qu’il était éveillé. Il demanda ce qui s’était passé et elle lui répondit que sans l’intervention de son ami, il aurait perdu la vie. Elle l’informa que cet ami attendait derrière la porte, et que s’il le souhaitait, elle pouvait lui dire de venir. Gilles accepta avec joie, et allongé dans son jardin en Corse, son cœur s’emballa encore alors qu’il revit l’ami qui lui avait sauvé la vie. Je partageais les émotions de Gilles, mais je restai interloqué lorsque je vis son ami : il s’agissait de mon père.

 

Le cœur cessa de battre, les poumons de respirer, les doigts de tapoter sur sa jambe, et je repartis une nouvelle fois comme j’étais arrivé. Je comprenais maintenant pourquoi j’étais venu vers Gilles ; il connaissait mon père. A leur première rencontre, mon père devait avoir un peu plus de vingt ans, une barbe, des cheveux et pas de lunettes, et, n’ayant jamais pu voir de photos de lui aussi jeune, je ne l’avais pas reconnu.

 

J’avais donc quitté la Corse et je découvris un nouvel endroit inconnu. Une chambre. Je venais de sortir du plafond et je scrutai la pièce pour en apprendre le plus sur le nouvel endroit où je m’engageai. Il y avait un homme et une femme. L’homme, que je voyais de dos, était debout et semblait montrer la porte de sa main droite. La femme était assise sur le lit devant lui. Elle semblait triste, voire un peu effrayée, et rentrait la tête dans les épaules. Je ne savais pas vers qui je me dirigeai, mais j’avais le sentiment que je n’allais pas passer de bons moments. Je m’interrogeai aussi la raison de mon intrusion dans la vie de ces personnes, et je cherchais le possible lien avec mon père ou avec un quelconque membre de ma famille. Je me confondis dans l’homme, et j’appris l’identité de celui avec lequel j’allais cohabiter dans les heures à venir. Cet homme avait trente-six ans, et se prénommait Rodolphe. Il vivait à Villeneuve-lès-Avignon, tout comme ma mère. Il était manutentionnaire dans une grande surface d’Avignon. Avant que le temps ne s’écoule à nouveau, j’eus le temps d’apprendre que nous étions toujours le samedi 9 mai et qu’il était à nouveau huit heures du matin. Le temps se débloqua et j’assistai, impuissant, à la scène de ménage qui se déroulait entre Rodolphe et sa femme Jeanne. Rodolphe criait en disant que sa femme ne faisait pas son travail d’épouse et qu’il avait été obligé de préparer son petit déjeuner après sa douche. Il lança sa main droite et assena une violente gifle à sa malheureuse moitié qui encaissa le coup sans rien dire, en sanglotant tout bas. Puis, il sortit de la chambre et se descendit au rez-de-chaussée. Il était vraiment en colère, se disait qu’il était temps de resserrer la vis. Pour l’heure, il avait envie de s’envoyer en l’air et pensait à Catherine, sa maîtresse, qui devait l’attendre dans l’ensemble qu’il lui avait offert pour son anniversaire. Il passa de la colère à l’excitation et du passer aux toilettes pour soulager son envie qui n’aurait pas pu attendre d’arriver à Carpentras. Malgré mon absence de corps et par conséquent de système digestif, j’éprouvai les sensations de la nausée alors qu’il s’exécutait, que je voyais les images perverses de ses fantasmes et que je ressentais le bien-être que cela lui apportait. Quelques minutes plus tard, il se sentait un peu mieux, un peu plus calme. Il ne pensait plus à cette idiote de Jeanne et se régalait par avance des délices que lui prodiguerait sa « Cathy-Catin » comme il aimait la surnommer. Il sortit. Dès qu’il s’eut retourné après avoir fermé la porte, une chose me frappa : la maison de ma mère était face à lui, de l’autre côté de la route. Il se dirigea vers une voiture que j’avais déjà vue aujourd’hui étant donné que j’avais déjà rencontré cet homme un peu plus tôt. Il ouvrit sa portière, s’installa au volant, mais je savais déjà qu’il n’arriverait pas à démarrer. Il s’énerva plusieurs fois sur sa clé, avant de se dire que ça ne servait à rien de foutre en l’air son moyen d’arriver jusqu’à Catherine. Il se dit qu’il avait vraiment eu raison de passer aux toilettes avant de partir, et il pensa au proverbe qu’il avait lui-même inventé : « les problèmes paraissent toujours plus simples quand on vient de se vider les couilles ». Il tira sur la manette du capot qui se débloqua. Il sortit, souleva la plaque de tôle, et regarda sans savoir quoi chercher. Soudain, il entendit un bruit de porte et tourna la tête vers la maison de ma mère. Il eut un espoir que l’un de nous s’y connaisse en mécanique et fit bonne figure : pencher un peu la tête, prendre un air perdu et désespéré. Par chance, un des hommes s’approcha, suivit bientôt par les autres qui semblaient prêts à voir le maître à l’œuvre. Il me vit et j’appris qu’il me trouvait totalement ridicule dans mon « accoutrement », et qu’il me souhaitait bon courage pour la vie avec ma « grognasse ». Je réalisai alors qu’on ne sait jamais des autres que ce qu’ils veulent bien nous dire et nous montrer. Je compris aussi que j’aurais mieux fait d’être égoïste et de laisser cet enfoiré dans la panade où il se trouvait. Je bouillais de ne pas pouvoir lui mettre mon poing dans la figure ou bien dans l’âme.

Pendant ce temps, mon oncle trouvait la panne et Rodolphe pouvait partir voir sa poule. Il démarra enfin et partit en direction du pont Daladier. Il jeta un coup d’œil à l’heure et je commençai à assembler les pièces du puzzle. J’avais moi-même vécu ce début de journée ; j’avais ensuite pris le point de vue d’une des victimes de l’accident que j’avais vu de loin, et maintenant je vivais la matinée d’un autre protagoniste de cet accident. Je ne savais pas quel rôle jouait Gilles dans tout cela, mais je pensais que je comprendrais quand il le faudrait.

Estelle venait d’Avignon, Rodolphe allait donc être du côté de la voiture qui avait déboité. Nous arrivâmes assez vite sur l’île Piot et, alors qu’il conduisait nonchalamment, je sentis monter en moi une excitation, mêlée d’inquiétude et d’appréhension face à l’optique de ressentir les possibles douleurs de cet imbécile. Son portable vibra, il avait reçu un texto. Je voyais enfin la raison de cet accident stupide. Il le lut, en essayant de garder un œil sur la voiture qu’il suivait de très près. C’était sa Catherine qui lui faisait comprendre qu’elle l’attendait avec impatience, et comme les mots qu’elle employa l’excitèrent de nouveau, il accéléra pour arriver plus vite. Ne voyant personne doubler en face, il coupa la ligne continue pour dépasser la super 5 GT tunée qui le précédait. Je ne voyais pas Estelle sur le bas-côté, et de toute façon, nous n’étions pas assez loin sur le pont. Il doubla la voiture et se rabattit. Le conducteur doublé ne semblait pas apprécier car il gratifia ce dépassement illégal de coups de klaxon et d’appels de phare. Rodolphe sourit et s’en moquait : il allait se payer une journée entière de sexe déculpabilisé, et rien ne pouvait gâcher cela. Il vit la super 5 accélérer derrière lui et déboiter. Et alors que le regard de Rodolphe passait du rétroviseur à la route devant lui, j’aperçus les deux voitures qui se doublaient en face. J’imaginais Estelle sur son vélo, cachée derrière. Il y eut un gros bruit de carrosseries brisées, Rodolphe accéléra encore, il ne voulait pas mourir, pas aujourd’hui, pas avant de s’être envoyé sa Cathy-Catin.

 

Pause. Arrêt des pensées immédiates, arrêt du véhicule, descente immédiate pour toutes les âmes en trop dans ce corps. Je m’élevai au-dessus de la voiture qui filait vers Carpentras, en voyant derrière moi l’enchevêtrement de voitures et l’explosion qui naissait au cœur de ce mélange. Je ne comprenais pas pourquoi et comment cela pouvait se passer ainsi. Estelle mourrait et Rodolphe s’en sortait ? C’est ça la vie ? J’étais amer et en colère. Impatient aussi. Impatient de retrouver mon corps, de me replonger dans le bonheur de mon mariage, d’oublier les souffrances subies et les pensées entendues. Impatient de pouvoir venir coller mon poing dans le nez de cet homme, assez fort pour espérer toucher son âme. Une dernière pensée vint avant de redevenir aveugle : quand tout ceci allait enfin finir ?

 

J’eus une nouvelle déception lorsque je recouvris la vue, en n’apercevant ni Anne, ni mes mains devant moi. Je me sentais comme Sam Beckett, le héros d’une série des années 90, qui passait de vie en vie, occupant l’âme des personnes qui avaient besoin de son aide sans revenir à sa propre vie. Sauf que moi, je ne pouvais pas agir ; je ne pouvais que partager les émotions, les pensées, les douleurs, et assister au premier rang à la vie des gens pour ce samedi 9 mai, autour de huit heures.

J’observai la pièce où je venais d’arriver, et je sus d’un seul regard vers qui je me dirigeai. Il était chauve, rasé de près, habillé d’un caleçon et de chaussettes, et était allongé sur son lit, le regard dans le vague, comme s’il m’attendait. C’était mon père.

Le grand marionnettiste me fit descendre jusqu’à ce que je traverse la barrière de son visage. C’était assez étrange de me fondre dans une personne que je connaissais. La sensation d’intrusion n’en était que plus forte. J’eus une décharge de pensées, de souvenirs où je me découvrais, où je découvrais ma mère. Je revis la maison où j’étais né, puis celle que j’avais quittée le matin même où j’avais atteint l’âge adulte. Je découvris une plage où mon père et moi faisions un château de sable, et une rivière où il m’avait construit un radeau.

            Mon père pensait à moi en cet instant. Les souvenirs continuèrent à défiler alors que le temps reprit sa course. Je compris pourquoi j’occupais ses pensées : il avait prévu de venir me surprendre chez ma mère le matin de mon mariage, car il souhaitait que cette journée si spéciale pour moi marque notre réconciliation. Il pensait que si nous passions du temps ensemble, je lui pardonnerais ses absences à répétition. Au fond de moi-même, je n’arrivais pas à savoir si je lui aurais pardonné. Il m’avait laissé tombé tant de fois, il m’avait tant déçu,… Malgré tout, je pense que si je l’avais vu ce matin, à part quelques minutes de prétendue colère pour marquer le coup, je l’aurais accueilli de bon cœur. Mais il n’était pas venu. Sûrement encore une « excuse » de dernière minute. A moins que… Non, pas ça ! Si j’avais encore eu mon cœur, il se serait sûrement emballé. Il fallait que je sache où se trouvait mon père. J’essayais d’accéder à ses souvenirs de la veille, un peu avant son arrivée à l’hôtel. Je le vis, dans sa Corsa bleue, sortir de l’autoroute A9, puis suivre les panneaux Avignon, passer sur le pont de l’Europe, prendre la rocade sud pour arriver à l’hôtel Monclar. Une part de moi fut soulagée de voir mon père utiliser le pont de l’Europe, une autre fut dépitée de voir qu’il était possible que mon père n’ait pas eu le cran de venir à mon mariage. J’avais eu peur que la raison de son absence soit l’accident du pont Daladier, mais mon père n’avait pas de raison de l’emprunter.

            C’est vers huit heures et quart que mon père, habillé d’un costume marron, quitta l’hôtel avec la ferme intention de venir chez ma mère. Il se disait que je ne partirais que vers neuf heures, il aurait donc le loisir d’arriver tranquillement chez ma mère. Il partit dans sa voiture bleue vers la rocade sud. Il était nerveux, son cœur commençait à battre plus rapidement. Il alluma son autoradio pour se détendre. Arrivé à proximité du pont de l’Europe, il se souvint d’un petit rituel qu’il s’était inventé : ne jamais passer deux fois par le même pont pour traverser le Rhône. Il resta donc sur la droite et partit en direction du pont Daladier. C’était trop évident et ça s’emboîtait si bien que j’avais été stupide de croire que ça pouvait se produire autrement. Mon père, avec son rituel stupide, se dirigeait vers sa mort. Pour la seconde fois, j’assistai, impuissant, à ce funeste scénario ; et pour la seconde fois, aujourd’hui, je n’arrivai pas ni à communiquer avec l’âme qui cohabitait avec moi dans ce corps, ni à prendre le contrôle de ce corps dans lequel je n’étais qu’un étranger spectateur. Mon père prit la direction du pont Daladier, je savais que je ne pourrais rien empêcher. Devant nous, une cycliste sur un vélo vert que je connaissais pour l’avoir utilisé lorsque j’étais Estelle. La voiture qui allait l’écraser était celle de mon père. Une Peugeot nous doubla, et sans surprise – pour moi – la super 5 déboîta pour dépasser la voiture de Rodolphe. La Peugeot tourna à droite pour éviter, sans succès, la super 5, et se rapprocha de la voiture de mon père. Mon père, étonnamment, restait très calme, il savait que ça allait arriver et l’acceptait. Le temps se figea à nouveau alors que la Peugeot était sur le point de nous percuter. Je savais que j’allais bientôt quitter le corps de mon père, alors, je me concentrai sur les pensées qu’il avait à cet instant. Comme beaucoup de gens le disent, il revoyait les instants les plus marquants de sa vie : une salle de classe, avec un tableau noir et des lettres calligraphiées ; un jeune garçon, sûrement un copain d’enfance ; son père et sa mère, que je n’avais pas connus ; une pochette bleue ; Gilles ; encore cette pochette bleue ; le visage de plusieurs inconnus ; ma naissance ; cette pochette bleue ; mon premier jour d’école ; encore ces inconnus, qui pleuraient, qui souffraient ; mon père, qui leur apportait un sourire, qui les soutenait ; une de mes fêtes d’anniversaires ; mon père, dans son appartement de Nantes, qui avait un billet pour la Guadeloupe et qui regardait une photo d’Anne et de moi en pleurant ; ma mère et son sourire ; mon père en Corse, retrouvant Gilles et son couteau dans le ventre ; la pochette bleue ; mon faire-part de mariage ; mon père qui attend devant la maison de ma mère, mais qui n’ose sortir de sa Corsa bleue ; la pochette bleue que mon père glisse dans une enveloppe à destination de la mairie annexe du quartier Nord d’Avignon ; une photo que nous avions prise lors de vacances ensemble, l’année de mes quinze ans en Savoie, quelques mois avant le divorce… Nous avions l’air si heureux. Je m’envolai malgré moi. Je voulais continuer à voir la vie de mon père, à essayer de comprendre pourquoi il nous avait mis de côté, ma mère et moi, pourquoi je l’avais vu auprès de tant d’inconnus, pourquoi cette pochette bleue était si importante… La pochette bleue ! Il l’avait posté à la mairie où je me mariais, ça ne pouvait pas être un hasard ! Il fallait absolument que je puisse rejoindre ma vie, pour éclaircir ce mystère, mais aussi parce que j’en avais trop vu, trop vécu. J’avais une vie à vivre, je ne pouvais pas continuer indéfiniment à être spectateur de la vie des autres. Je m’étais élevé pour la troisième fois au-dessus du pont Daladier et j’avais le sentiment de tourner en rond. Combien de points de vue me fallait-il vivre avant d’avoir le droit de revenir au mien ? Une pensée me vint : et si c’était ça la mort ? Etre condamné à errer dans les âmes des autres pour l’éternité ? L’idée me donna le sentiment de frissonner.

 

Fin de la transmission. Tombée du rideau en attendant le changement de décor.

 

Le rideau se leva cette fois-ci sur un décor qui me ravit : la salle des mariages de la mairie du quartier Nord d’Avignon. Elle était telle que je l’avais laissée avant de partir. Tout le monde était à sa place, il ne restait plus à mon âme qu’à rejoindre la scène pour que le spectacle puisse reprendre. Le grand marionnettiste commença à dérouler le fil. Je sentis une très grande joie à l’idée que tout redeviendrait comme avant, que je puisse oublier les choses bizarres qui venaient de se produire. A l’instant où j’eus cette pensée, je m’immobilisai. C’est la première fois que cela m’arrivait, et, avec l’impatience de retrouver mon enveloppe corporelle, je m’énervai. Seulement, lorsqu’on est une âme, et qu’on est seul, il est très difficile de s’énerver. Je réfléchis aux possibles causes de ce blocage. A quoi pensais-je lorsque je me suis arrêté ? Au soulagement que me provoquai le retour dans ma vie. A la hâte que j’avais d’oublier tout ce que je venais de vivre. A cette pensée, je me sentis approcher de moi-même. Au final, tout n’était pas perdu, il fallait peut-être que je comprenne ce qui venait de se passer pour pouvoir reprendre le cours de ma vie.

Je fis un bilan des expériences vécues : j’avais partagé moins d’une heure avec quatre personnes. Trois de ces personnes étaient liés par l’accident qu’elles avaient vécu, et deux personnes se connaissaient. Le lien entre Estelle, Rodolphe et mon père était évident, je réfléchis alors à Gilles. Il habitait en Corse, connaissait mon père parce que celui-ci l’avait croisé un jour à Paris et c’était proposé de l’aider en cas de besoin. Pourquoi mon père avait-il fait ça ? Je repensais à la pochette bleue et au fait que mon père l’avait envoyé à la mairie où je me mariais. Que contenait cette pochette ? Je me sentis avancer encore un peu. J’étais sur la bonne voie, mais apparemment, il me manquait un élément. Il y avait un rapport avec mon père. Que faisait-il ? Peut-être qu’il était absent à cause de ces gens, à cause de ces inconnus que j’avais vus dans ses souvenirs. J’avançai encore un peu. Je sentais que je brûlais. Il était possible que mon père soit une sorte d’ange gardien, envoyé par je-ne-sais-qui, pour aider ses semblables. J’avais du mal à y croire, mais cette pensée me fit avancer. D’accord, j’avais compris ce que faisait mon père et pourquoi il avait été aussi souvent absent de ma vie, mais pourquoi avais-je du voir tout cela ? Et pourquoi envoyer cette pochette bleue à la mairie ? S’il avait voulu que je la reçoive, il aurait pu me l’envoyer chez moi. Mais s’il l’avait envoyé à la mairie, c’est qu’il savait que cela allait m’arriver. A cette nouvelle pensée, je continuai de m’approcher. Si cette pochette était liée à son statut d’ange gardien, et s’il me l’envoyait, c’est probablement que j’allais, à mon tour, devoir reprendre sa mission. Il me semblait que j’avais visé juste car ma descente repris pour de bon, jusqu’à ce que je réintègre mon corps. Pas de décharge de souvenirs, ni d’émotions. Mais je profitai du temps de latence avant la reprise de la vie pour faire une dernière fois le point : mon père était mort, mais il m’aimait et il aimait ma mère. Ce n’était pas le salaud égoïste que je pensais. Maintenant, il me faudrait sûrement reprendre sa mission, mais j’espérais pouvoir mener une meilleure vie de famille que lui, et réussir à rendre Anne heureuse. Je savais qu’une fois que la vie aurait repris son cours, je devrais répondre aux questions qu’on me poserait : est-ce que je voulais partager ma vie avec Anne ? Est-ce que je voulais fonder une famille avec elle ? Est-ce que je voulais prendre la suite de mon père et aider les autres ? Est-ce que je voulais vivre une belle vie pleine de vie ? Est-ce que j’irai foutre mon poing dans la gueule de Rodolphe ? Voulez-vous prendre pour épouse Mlle Anne Emma Catherine Govet ?

 

Le temps se débloqua, et, le sourire aux lèvres, je déclarai : « Oui ! »

 

 

FIN (de cette partie de leur histoire)

 

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