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Faux numéro

Par Pierre Burnet

« 48€ » répondit le praticien à ma muette interrogation.

 

J’avais déjà préparé le chéquier et inscrit le nom du docteur Muller. Je rédigeais la somme en la trouvant quand même un peu fort de café. J’étais venu pour un problème précis et après 5 minutes à peine de consultation, je repartais, délesté de 48€ et muni d’une ordonnance pour un nouveau rendez vous destiné cette fois-ci à un examen complet. Dans ma naïveté, j’avais pensé qu’il aurait pu me le faire passer là, sur l’heure l’examen complet plutôt que de me faire encore une fois revenir et vraisemblablement repayer.

 

Depuis quelques mois, je souffre d’acouphènes. Je ne sais pas si vous savez ce que c’est ? Ce sont des bruits qu’on entend dans la tête : des sifflements, des craquements, des tûuut, des bzzzzz, des tactactac, des tictic. C’est rigolo, dit comme ça, mais c’est épouvantable à vivre. Encore, dans la journée, on est affairé, on est préoccupé, on pense à autre chose, mais le soir, quand le silence s’installe, les bruits se réveillent comme s’ils avaient fini une sieste. La nuit, c’est pire. Au moment où on cherche les pistes du sommeil, où on dessine le puits profond dans lequel on va tomber, dans lequel on doit tomber, les bruits cassent le lent processus d’endormissement. Les tûuut, les bzzzzz, les tactactac et les tictic résonnent dans le noir. Et le sifflement s’intensifie : siiiiiiiiiiii siiiiiiiiiiiiiiiiiiii siiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii.

Pour les personnes ne souffrant pas d’acouphènes, il est très difficile d’imaginer l’épreuve psychologique que représente le fait d’avoir toujours un bruit étranger dans l’oreille. Toute personne ayant assisté à des concerts a probablement perçu ensuite un léger sifflement ; ce sifflement est déjà un acouphène, bien qu'il ne dure généralement que quelques minutes ou quelques heures. Mais la meilleure comparaison que l’on puisse faire est d’imaginer un robinet qui coule. Si le bruit arrive au moment de s’endormir, le bruit de la petite goutte entrant en collision avec l’évier prend alors des proportions immenses. C’est la même chose pour les acouphènes, à la différence près que l’on ne peut pas changer de joint à l’intérieur de l’oreille et qu’il ne sert à rien d’enfouir la tête sous l’oreiller.

Donc, depuis quelques mois, je dors mal, j’ai une mine épouvantable, un caractère qui ne l’est pas moins et il faut toute la douceur de Nicole pour me supporter et me sourire.

J’ai lu beaucoup sur les acouphènes. Je peux vous réciter par cœur la définition sur Wikipédia : « L'acouphène est une impression auditive correspondant à la perception d'une onde sonore qui en réalité, n'existe pas. Il s'agit de sensations sonores non liées à une onde acoustique extérieure. Elles ne sont perçues que par le sujet atteint. Le son perçu peut ressembler à un bourdonnement, un sifflement ou même à un tintement ressenti dans le crâne ou dans l'oreille interne, d'un seul côté ou des deux. Il existe deux types d'acouphènes : l'acouphène objectif et l'acouphène subjectif. »

Voilà, vous avez tout compris ! Il existe l’acouphène objectif, celui qui est réel et l’acouphène subjectif, celui que tout le monde croit que j’ai. Alors, tout le monde essaye de me persuader que c’est fictif. « Tu es trop fatigué ! Il faut que tu te reposes ! Changes d’air ! Fais du sport ! Arrête de passer ton temps sur l’ordinateur ! Et si tu essayais l’oreillette pour le téléphone portable ! »

J’ai fait un peu de sport. J’ai acheté une oreillette. L’ordinateur, je ne peux pas arrêter, c’est une drogue. Et puis, j’ai consulté un spécialiste.

J’ai pris rendez vous chez le docteur Muller, fac de Paris, anc int des hopx de Paris, oto-rhino-laryngologiste renommé et trois bons mois après, j’ai droit à cette consultation de cirque au terme de laquelle le prestigieux docteur me convoque pour un autre rendez vous.

 

Je souffre trop l’enfer pour protester. Je négocie une date un peu plus précoce et je patiente.

 

Lors de cet examen, j’ai droit à tout le dispositif. On m’envoie des bruits stridents dans une oreille, puis sournoisement dans l’autre. On me demande de lever la main lorsque j’entends un son grave. Mais, je n’entends aucun son grave. Est-ce que c’est grave docteur ? Traîtreusement, on m’envoie des bip, des tûuut, des bang. On m’inspecte la bouche en y plongeant des torches puissantes. On me pose des questions tout en palpant avec un truc en métal mon palais. Je ne sais pas quelles manies ont tous ces dentistes et autres médecins de la bouche d’entamer avec vous une conversation au moment précis où ils trifouillent dedans avec tous leurs instruments. On fait des hunhun pour acquiescer, des honhon pour contredire. Mais parfois ils posent des questions plus pointues, qui exigent des réponses détaillées et on tente de faire passer le message «  hunhun, eu oua eu ai a eai eieeuh »

 

Voilà, cette fois-ci il n’a pas volé ses sous. C’est un peu plus cher que la dernière fois, 120€, mais je suis resté plus d’une heure à me faire triturer tout le système otorhinolaryngologique. Par contre, il a eu beau faire tout l’examen, il n’a rien trouvé ! Il me bombarde de termes techniques sur les acouphènes.

Il m’explique que les acouphènes sont souvent d'origine pathologique, qu’ils peuvent être permanents, intermittents ou temporaires, qu’on distingue différentes appellations en fonction de la tonie (sic) perçue par le sujet acouphénique (sic aussi) : le tintement, le bourdonnement, le chuintement ou le sifflement, que ce sont très rarement des sons purs, que selon différentes études, le nombre de personnes atteintes d'acouphènes serait très important, que contrairement à une idée reçue, les cas mineurs et psychologiquement bien acceptés sont une minorité et enfin que les cas graves sont assimilables à de véritables douleurs chroniques.

Il se demande si je n’ai pas eu un choc auditif. Est-ce que je peux me rappeler ? Ce devait être un bruit important. Il me dit que les chocs auditifs sont en forte augmentation, notamment chez les jeunes : que le choc peut être dû à une exposition trop violente ou trop répétée à des bruits très forts, dans les boîtes de nuit, lors d'un concert ou d'une « rave », en écoutant un baladeur, sur un lieu de travail très bruyant, à cause d'un pétard qui explose ou d'une alarme de voiture. Est-ce que je ne me souviens pas ? Est-ce que je me rappelle quand ça a commencé ?

A mon grand regret, il écarte tout de suite l'acouphène objectif. Il m’explique que celui-ci aurait pu résulter de spasmes musculaires, de ceux qui causent des clics ou crépitements autour de l'oreille moyenne. Il m’assure que certaines personnes éprouvent un son rythmé et que quand il correspond au rythme du pouls : acouphène pulsatile (sic), il est généralement de nature objective, résultant d'une perception d'un bruit induit par une turbulence anormale de l'écoulement du sang dans une veine ou une artère près de l'oreille.

En fait, il me récite tout son cours. Il semble tout savoir sur les acouphènes, sauf comment les enlever.

 

Alors il me prescrit un scanner de la tête.

 

Bien sûr, là aussi, le résultat est négatif. Et là encore, tout le monde me regarde de biais, comme si j’inventais ces bruits dans la tête pour me plaindre.

 

Et après le scanner, je tente le dernier recours : le rebouteux et son imposition des mains sur la tête.

 

Bizarrement, après le passage chez le rebouteux, les acouphènes ont baissé : plus de tûut, de Bzzz, de Tactactac ni de tictic. Il n’y avait plus que le sifflement. Ce long sifflement discontinu parfois inaudible, mais hélas, parfois lancinant.

 

C’est un lundi matin que j’ai entrevu une espèce de piste, de solution à mon problème. Je suis réveillé par le radio réveil branché comme d’habitude sur France Info, la célèbre radio d’information. Le son grésillait, l’antenne filaire avait dû bouger. C’est un long fil qui serpente, que l’on accroche au mur, que l’on fait passer derrière un portrait pour l’arrimer au clou de fixation. Tant qu’on ne l’a pas positionné correctement, le son est haché, siffle. Et une fois positionné, il ne faut bien sûr plus du tout le bouger.

 

En remettant ce fil et en essayant de trouver la bonne position, j’ai été surpris par le sifflement de l’appareil. C’était exactement le même son strident que celui qui me harcelait. Je tenais peut être la solution de mes problèmes. Puisque les divers médecins n’avaient rien trouvé, il fallait que je consulte un spécialiste des sons. Un ingénieur électronicien ou un ingénieur du son.

 

Il a bien ri quand il a su pourquoi je souhaitais le rencontrer. J’ai dû me faire suffisamment implorant pour qu’il me reçoive. Il m’a redit les bras ballants et désolés, qu’il ne voyait pas comment il allait pouvoir me délivrer de ce sifflement. Mais j’ai senti que le problème l’intriguait. Il m’a reçu dans son studio. Il m’a écouté. Il a allumé des appareils avec des cadrans de toutes les couleurs.  Il a fait un branchement en assemblant deux machines compliquées avec pleins de boutons, de lumière  et de curseurs et il en a extrait un fil qu’il a fixé à une cuiller à café et me l’a mis dans la bouche. Puis, il a commencé à tourner les boutons. A un moment, le son grésillant des hauts parleurs s’en transformé en l’exact sifflement que celui qui me hantait.

 

J’étais stupéfait et lui aussi. Il m’a expliqué que l’appareil avait réussi à capter mon acouphène. Celui-ci était à base de sons de très haute fréquence. 

 

Mon premier sentiment a été un intense soulagement. Je n’affabulais pas. Je n’inventais pas. J’avais un vrai acouphène. Ce n’était pas mon imagination. C’était vrai. J’en avais la preuve devant les yeux. Enfin, je veux dire devant les oreilles !

 

Je ne me lassais pas d’entendre en boucle : siiiiiiiiiiii siiiiiiiiiiiiiiiiiiii siiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii siiiiiiiiiiii siiiiiiiiiiiiiiiiiiii siiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii siiiiiiiiiiii siiiiiiiiiiiiiiiiiiii siiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii siiiiiiiiiiii siiiiiiiiiiiiiiiiiiii siiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii.

 

J’en avais les larmes aux yeux. C’était vrai. J’avais vraiment ces bruits là dans la tête.

       

Il a baissé un peu le son pour qu’on puisse discuter et il m’a parlé de longueurs d’onde, de récepteurs, d’aigus et de graves. Je ne comprenais pas tout. Mais j’étais tellement soulagé que j’acquiesçais de la tête en faisant « oui, oui ! »

 

Il a trituré encore les boutons. Beaucoup de boutons. Des curseurs. Il m’a mis un casque sur la tête et m’a demandé de lui dire précisément la façon dont les bruits évolueraient.

 

Ca a d’abord commencé par un changement dans l’aigu : de siiiiiiiiiiii siiiiiiiiiiiiiiiiiiii siiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii, c’est d’abord devenu eaeeeeeee   uuu oooaaaaa oooouuaaaaai    aaaaai   aaaaaaaii  ooooo eeeeuh aaaaeeeuh.

 

De content et satisfait, j’étais maintenant tout excité. Quelqu’un quelque part essayait de me faire passer un message. J’en étais sûrement l’unique récepteur. Probablement un message extra terrestre. « On » m’avait choisi. Cela ne pouvait être qu’un message très important. Après tant d’années, j’allais enfin en prendre connaissance. J’espérais qu’ « on » n’en attendait pas une réponse trop urgente.

 

Sur mes indications, il a encore affiné en tripotant les graves et les aigus. Le eaeeeeeee   uuu oooaaaaa oooouuaaaaai    aaaaai   aaaaaaaii ooooo  eeeeuh aaaaeeeuh ralentissait et devenait aeuh uu oua oué é an ai o euh an euh.

 

Je levai la main. Ma  tête allait exploser. Les sons s’entrechoquaient et je demandais une pause. J’expliquais que j’allais pouvoir enfin comprendre ce qu’on essayait de me dire, mais que là tout de suite, j’avais besoin d’un verre d’eau et si possible d’une aspirine. Le message attendait depuis tant d’années, une heure de plus ou de moins….

 

Quelques minutes plus tard, on s’y est remis et les sons aigus et graves ont recommencé à s’entrechoquer dans ma tête. Après une vingtaine minutes de tâtonnements, j’ai enfin pu entendre clairement le message. Je m’étais trompé. Je n’en étais pas le seul destinataire et d’ailleurs, après réflexion, je conclus que ce message ne m’était d’ailleurs probablement pas personnellement adressé. Dans le casque, j’entendais maintenant distinctement en boucle : « Jeanne, tu dois bouter les anglais hors de France. Jeanne, tu dois bouter les anglais hors de France.»

                                                                                     

« On » a probablement fait un faux numéro.

 

FIN

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===>  Livre d'or  <====