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Le retour des Fruits d’Or

Par Pierre Burnet

 

-« Les Fruits d’Or ! Mais, ne me dites pas que vous en êtes encore là ! »

 

Josiane posa le plateau lourdement chargé sur lequel elle avait placé pèle mêle, la cafetière, des tasses et quelques coupelles de fruits secs.

 

-« Je refuse qu’on passe encore cette réunion à discuter de ce truc. Nous avons déjà pris la décision la dernière fois. On ne peut pas toujours revenir dessus. Il y a d’autres choses aussi intéressantes dont nous devons débattre. ». Elle appuya sur le « aussi ».

 

« Bien d’accord avec toi, mais môssieur François a décidé qu’il votait pour celui-là, alors… »

 

« Enfin, François, on en a déjà discuté, ce texte s’est disqualifié de lui-même. »

 

«Je sais. Je sais tout ce qu’on a dit. Mais j’ai beau le relire, il est intéressant. Il aborde le sujet d’un côté tout à fait différent des autres. J’aime son style. En conclusion, je trouve cet auteur attachant et je ne suis pas d’accord pour qu’on l’élimine pour juste un mot. »

 

« Mais…Permettez moi d’intervenir, mais on en a déjà débattu des heures. Les règles sont claires. De 6000 à 15.000 caractères, espaces inclus. Ce gars nous provoque. Sa nouvelle fait 15.006 caractères. » Il articule : « Quinze mille six caractères. Il y a un mot de trop. Et ne me dites pas que ce n’est pas fait exprès. Au second paragraphe, par exemple, il écrit ». Il reprend les feuillets, remet ses lunettes et se racle la gorge: « Hum, hum : « Et ainsi, le soir tombant, avec un imperceptible frissonnement, elle replia le châle sur ces épaules.. ». Il aurait pu supprimer le « ainsi ». D’un seul coup, il rentrait dans les clous. Non, il a fait exprès de dépasser le nombre requis. Comme cela, il crée la polémique. Il nous oblige à nous étriper sur ce point et il a pleinement rempli son objectif. Nous ne parlons que de lui. »

 

« Pas d’accord avec toi, Patrick! »

 

« Pas d’accord, quoi, Monique ! Cela ne fait peut-être pas deux jours que nous ne parlons que de ce texte… »

 

« Si, mais pas d’accord pour dire que ce mot « ainsi » est de trop et pas d’accord pour dire que c’est un homme qui l’ait écrit. »

 

« Mais, enfin ! Le macho ressort derrière toutes les phrases. Bien sûr que si, c’est un homme qui a écrit ça. Ce nombre de caractères qui dépasse juste d’un mot la limite. » Il prend les autres à témoin. « C’est de la provocation. Il cherche à prendre le contrôle. Ce procédé pue l’écrivaillon aigri qui impose ses règles du jeu et refuse celles fixées. J’imagine que chez lui, c’est Bobonne qui porte la culotte et qu’il file doux, alors il a besoin d’un exutoire et il va à l’affrontement. Quand à « ainsi », c’est ton point de vue, ce n’est pas le mien.»

 

« Mais, justement, tout est dans ces petits détails, c’est une sensibilité féminine, j’en mettrai ma main à couper. Il y a de l’autobiographie là dedans. Cet « ainsi » est merveilleux. « Ainsi », c’est un soupçon, un doigté qui équilibre toute la phrase. « Ainsi », cela résume tout. Sans « ainsi », la phrase est bancale. Un homme n’écrit pas ça ! Un homme ne voit pas ça !  « Et ainsi, …», elle rattache tout, le passé et le futur et elle se redéfinit : l’ici et le maintenant. Cette femme a tout perdu, c’est le passé, elle va tout reconstruire, c’est le futur, mais là au moment où cette phrase s’écrit, elle est dans le présent, il y a toute la fragilité de l’humain, elle frissonne, elle a brusquement froid. Hier, elle a été une héroïne, demain, elle sera une conquérante, mais aujourd’hui, c’est une femme. S’il y a un mot à garder, c’est celui là ! »

 

« Eh bien, il y en a d’autres. Il aurait pu supprimer un autre mot. »

 

« Ben non ! J’ai tout relu avec beaucoup de soin, c’est tiré au cordeau. Je ne vois pas un autre mot à supprimer. Je pense pas du tout à de la provocation. Je pense qu’elle est désespérée. Elle n’a pas réussi à descendre en dessous de 15.006 caractères. Et elle l’accepte. Elle le met en lumière. Elle dit « choisissez moi ou ne me choisissez pas, mais je ne peux pas rentrer dans le nombre requis. Mon histoire ne le peut pas. Éliminez-moi, mais je suis incapable de retirer le moindre mot. ». C’est un cri de désespoir ! Son récit s’est tracé lettre par lettre dans le sang et les larmes. »

 

En disant ces mots, Monique efface une traînée humide sur sa joue.

 

« Je suis désolée, ce texte me touche. Et comme François, je ne veux pas l’éliminer pour un mot. Je me fiche qu’il soit écrit par un homme qui nous manipulerait, ou par une femme qui n’arrive plus à réduire son texte. Le récit est beau, il est attachant, il me parle. Il est moi. Je vous en supplie. Nous ne sommes pas l’administration, nous pouvons faire des exceptions. L’année dernière, nous avions mis 16.000 caractères, alors, cette année 15.000 ou 15.006. Quelle importance est-ce que cela a ? Je vous le demande. »

 

« Mais, Monique, c’est nous qui avons fixé la règle. Ce concours a un règlement. L’écrivain doit rentrer dans les limites. Comme il doit rentrer dans le sujet. Tu n’admettrais pas un manuscrit pas reçu dans les temps, un auteur hors sujet. Même si son texte est très beau. Cela ne lui enlève d’ailleurs rien. Mais il ne pourrait pas concourir. C’est la même chose, ici. Je reconnais que le texte est beau, l’histoire est poignante. J’aurais aimé un peu plus de recherche sur les mots, sur le rythme. Mais il s’est délibérément mis hors jeu. Et je ne partage pas ton point de vue. Je pèse mes mots. Je pense que c’est volontaire. Quand il a commencé à écrire, il s’est dit : « Je vais dépasser ». Il a même pris le risque qu’on rejette sa nouvelle sans même prendre la peine de la lire. C’est un joueur. Probablement un joueur de poker. En ce moment, il joue avec nous et je pense qu’il jubile.»

 

« Toi aussi tu crois que c’est un homme qui l’a écrit » Renifla Monique.

 

« Je ne sais pas et je m’en fiche. Nous saurons cela lors du dépouillement, sauf s’il s’agit d’un ou d’une Dominique ou Claude. Mais nous avons passé suffisamment de temps là-dessus. Je vous propose de l’éliminer pour n’avoir pas respecté le règlement. »

 

« Non, je refuse cette raison »

 

« C’est la règle ! »

 

« Psychorigide ! »

 

« Midinette ! »

 

« Je vous en prie, calmez-vous ! Nous sommes un club de lecture. Nous ne pouvons pas nous mettre dans cet état-là pour des nouvelles. »

 

« Bon, dans ce cas, on passe au vote. Nous allons décider si nous acceptons que son texte fasse partie du concours même s’il dépasse le nombre de caractères requis. Je réclame un vote à bulletins secrets. »

 

« Mais tu plaisantes. A bulletins secrets… Entre nous…Pour un concours de nouvelles… »

 

« Je l’exige, sinon, je ne participe plus. Cette nouvelle nous divise trop, je veux une décision irrévocable et sur laquelle on ne revienne plus. »

 

Pendant que quelqu’un s’affaire à découper des papiers et à chercher des enveloppes, François reprend la parole.

 

-« Et les absents ? »

 

« Quoi, les absents ? »

 

« Ben, ceux qui ne sont pas là ce soir. Comment on va les faire voter ? »

 

«Ils n’avaient qu’à être là ! De toute façon, s’ils ne sont pas là, c’est que ça ne les intéresse pas ! »

 

« Tu exagères. Bruno, par exemple, il est en déplacement pour sa boite. D’habitude, il ne rate jamais une réunion. »

 

« Bon alors, qu’est ce qu’on fait ? On a déjà passé trop de temps sur « Les Fruits d’Or ». Nous devons discuter de toutes les autres nouvelles. »

 

« On pourrait voter, garder les enveloppes fermées et rajouter celles des autres après et on ne dépouillerait qu’à la fin quand tout le monde aura voté. »

 

« Ce n’est pas un peu compliqué. Enfin c’est juste un concours de nouvelles. Ce n’est pas l’élection du Maire… »

 

« Quand même, si on n’est pas d’accord… »

 

« Tout ça pour un mot de trop ! Cet auteur nous emmerde ! »

 

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