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Méribel, mon amour

Pierre Burnet

 

 

« Non, non, encore plus haut. » Il tendit la main et le doigt dans une direction imaginaire que par réflexe, je suivis des yeux. «Tu vois Les Allues ». J'ai hoché de la tête. « Bon ! Tu continues. Tu montes jusqu'à l'entrée de Méribel, après le parking, la route redescend vers la patinoire, tu continues encore. Tu sors devant les pompiers et tu montes la longue route en épingle à cheveux, gros virage à gauche et gros virage à droite. Après c'est tout droit, tout droit. Tu arrives au Mottaret. Là, tu ne montes plus. Tu continues tout droit et tout plat vers le lac de Tueda. Tu y es. Tu longes le lac. Tu arrives de l'autre côté. Tu montes deux cents mètres sur le petit chemin à côté de la ferme. C'est là ! »

 

Il reposa son verre et avec le regard dans le vide et mal assuré des gens ivres, il pointa son index à deux ou trois reprises comme pour souligner son propos.

 

« C'est là. Il y a une petite cascade qui jaillit. Il y a de l'herbe tendre. Tu y vas à pied. Tu casses une petite graine et avec le soleil de l'après-midi, tu t'allonges. Avec un peu de chance, tu peux voir les marmottes et puis tu t'endors. »

 

Le regard à nouveau dans le vide, replongé dans son histoire, il s'y revoyait. Et je m'y revoyais aussi. Je la connaissais, cette cascade. De toutes celles qui scintillent dans la vallée des Allues, c'est celle qui gazouille le mieux. C'était une de mes préférées à moi aussi. Il avait raison. On partait le matin pêcher au lac à la fraîche puis lorsque la température montait et que la truite ne mordait plus, on repliait les cannes et on montait en direction du Vallon du Fruit. Au détour d'un taillis de ces sapins courts qu'ils ont par ici, brusquement on découvre le petit plateau herbagé. A ce moment de la journée, il est encore baigné du soleil du matin. La cascade est au fond. Je connaissais bien le coin. Après la sombre montée serpentante depuis Moutiers, on ressort des nuages, surpris, en arrivant sur le plateau des Allues qui étire son chapelet de petits villages, montant lentement vers les sommets en s'achevant en apothéose sur Méribel, nichée dans le creux et comme un prolongement, en venant mourir sur le village du Mottaret. Le contraste est saisissant entre le gris et le sale des villes du bas et l'éblouissement du soleil, le vert des pâturages et le bleu du ciel des villages des cimes. Cela faisait maintenant plus de vingt ans que j'avais racheté la vieille ferme à la sortie du village de Chandon, le dernier village des Allues avant Méribel. Je n'étais pas vraiment touriste et pas vraiment du coin. Pour être d'ici, il faut avoir râpé ses culottes sur les bancs de l'école. J'étais arrivé trop vieux et trop tard pour inverser la donne. Pour les gens d'ici, je serai toujours l'Anglais.

 

« C'est là qu'on s'est embrassé. »

 

Il émergeait de son rapide petit tour dans le passé. Et il reprenait son monologue. J'avais beau ne pas être d'ici, je savais bien écouter. Je savais placer au bon moment les « hin-hin » approbatifs, les « ho ? » interrogatifs, les « whaw ! » exclamatifs qui relançaient le débit. Je tentais sans succès de l'orienter vers une eau pétillante, mais il cria au barman : « Patron, tu nous remets deux blancs secs. » Cela faisait maintenant plus d'une heure qu'il m'avait mis le grappin dessus et je lançais de temps en temps des coups d'œil désespérés à la pendule en forme de cul de tonneau qui égrenait les minutes. Je pensais en moi-même qu'on ne se débarrasse pas comme ça d'un jeune gars qui a une histoire à raconter. En tout cas, pas avant qu'il n'ait tout sorti.

 

« C'est la première fois que j'embrassais une fille. Et quelle fille. Annette, la petite de la boulangerie. Annette, qu'on se connaît depuis qu'on est môme. Annette, qu'on allait ramasser ensemble les myrtilles à la mi-août. Quand on montait à l'Arpasson et qu'on avait un peu soif, que c'est elle qui me traînait du côté des vaches et qui tirait un peu de lait ou qui buvait à la régalade à même la tétine. J'avais un peu peur des vaches, mais l'Annette, elle était brave pour deux. Pour moi, c'était un garçon. J'sais pas si tu m'comprends. C'était une fille, mais c'était un garçon. Elle faisait des trucs de garçon. Elle grimpait aux arbres plus haut et plus vite que nous. Elle savait siffler en mettant les deux doigts. Elle faisait des ricochets comme pas un. Elle savait même pêcher à la main, dans les torrents d'ici. Et pas la dernière pour la déconne. »

 

D'un seul coup, il avait le vin triste. Il était reparti dans ses pensées. Je contemplais la moitié de mon verre de vin blanc que j'essayais d'économiser. Et j'attendais que le flot reprenne.

 

« Elle est partie deux ans en pension. Quand elle est revenue, c'était plus la petite Annette. Elle avait poussé comme une belle plante. Poussé de partout, j'te prie de croire. Elle était longue et fine, ses nattes de gamine s'étaient changées en une queue de cheval. Des nichons lui étaient sortis. Je crois que quand on l'a revue avec les gars de la bande, on est resté comme des cons, la bouche ouverte et les yeux écarquillés. Pour elle, on n'avait pas changé, elle a voulu qu'on reprenne les jeux d'avant. Mais on n'avait plus avec nous la petite Annette, moitié garçon, moitié fille. On avait cette superbe nana. Ça nous titillait la testostérone, si tu vois c'que j’veux dire. Elle avait beau continuer à crapahuter, à grimper, à déconner. On ne la regardait plus de la même façon. On ne se regardait plus de la même façon. On ne faisait plus rien que pour se voir dans ses yeux. J'sais pas si tu m'comprends. Tout ce qui nous intéressait, c'était d'l'impressionner, d'être le héros du jour. Et on a commencé à rivaliser entre nous. Dès qu'y en avait un qui poussait son avantage, le croche-patte ne tardait pas à venir. Y’avait une timbale à décrocher et on se demandait tous le regard en coin lequel de nous allait empocher le gros lot. Aucun d'entre nous n'était prêt à laisser passer son tour et on défendait tous notre chance. »

 

Je le prenais en sympathie avec sa déconvenue et je pensais en moi-même qu'il aurait bien été en peine de dire laquelle des deux filles il aurait préférée, la petite ou la grande Annette. Je pariais pour la petite.

 

« On parle fort, tu sais, par ici, mais on a du respect. C'est pourtant pas comme on dit, grand diseux, petit faiseux. Pour te dire, on dit comme ça d'une fille bien roulée : « J'me la f’rais bien ». Mais on n'irait pas plus loin. C'est juste des trucs qu'on dit comme ça, à la déconne entre gars. Pourtant, y'en a un qui a essayé de s'la faire, l'Annette. L’fils au père François, ce pourri de Matthieu. Ce soir-là, j'avais promis d'aller aider à la fromagerie. C'est l'époque où il faut retourner les tommes de Beaufort. Tu connais, le fromage d'ici. Ça a pas l'air, mais une tomme, c'est bien soixante kilos. Alors on n’a jamais trop de bras pour faire le retourné. Matthieu, de son côté, il avait dit comme ça à l'Annette qu'il y avait une vache qui allait vêler. Qu'elle allait avoir son petit, quoi ! Moi, perso, j'aime pas. La vache est couchée, il y a du monde tout autour, il fait chaud, ça sent fort, il faut souvent aller chercher le petit veau à la main directement dans la vache. Mais les filles, elles adorent. Alors, tu penses, l'Annette, elle aurait pas donné sa place pour rien au monde.

 

« Ce soir-là, quelque chose me tracassait. J'aurais pas su dire quoi. J'aurais voulu expédier le boulot. Et comme un fait exprès, quand tu veux aller vite et que t'es pressé, tout se met pour te ralentir. T'as déjà remarqué ça ! Ce jour-là, ils ont pris leur temps à la fromagerie. En plus, c'est au bout ! Pratiquement à la sortie de Moutiers. Il faut presque une heure pour y aller et une heure pour en revenir. C'était lourd ! C'était long ! Quand enfin j'ai pu partir, il faisait déjà nuit. L'autocar venait de me passer sous le nez, j'étais bon pour attendre une heure le suivant ou à me faire la remontée à pied. Et là, coup de bol. Je vois la voiture du libraire qui remonte au village après sa tournée. Je cours, j'lui fais signe, il me prend. On double le car, on arrive aux Allues. Sans une ni deux, je cherche après l'Annette. Personne avait entendu parler d'une vache qui était pour mettre bas. Je sens l'embrouille, le coup fourré. J'essaye de réfléchir. Je pense que s'il y a un endroit, c'est dans une étable. Je pense à celle des Jacquelin qui est un peu à l'écart. Je sors mon vélo et je pédale comme un dératé jusque-là. Juste avant d'arriver à la ferme, j'entendais ses cris. Je suis arrivé pile. Il l'avait couchée dans le foin. Elle criait, j'te dis. Il lui tenait les deux mains. Elle se débattait des deux jambes, mais il l'avait écartée et il s'apprêtait à lui faire son affaire. Je me suis précipité, je l'ai pris par les épaules. Je l'ai redressé. Son futal était baissé et son engin tout dressé sortait. Je lui ai dit : « Ça va pas, non. » Et ce con m'a répondu pas gêné : « Si ça te dit, quand y'en a pour un, y'en a pour deux. » Alors, ça m'a pris d'un coup de rage. Je lui ai collé une droite et puis une gauche et il est parti valdinguer dans la paille. Je me suis tourné vers Annette. Elle s'était recroquevillée et elle pleurait doucement. Je ne l'avais jamais vue aussi blanche, elle tremblait. Je l'ai aidée à se relever, à se rajuster. Je crois qu'elle a pleuré encore un peu. Je l'ai mise sur le vélo et je l'ai ramenée en poussant le vélo jusqu'à chez elle. Je n'ai plus revu le Matthieu de ce soir-là, ni pendant au moins les quinze jours qui suivaient et ça valait mieux !

 

«Tu sais, dans ma putain de vie, j'avais jamais connu un moment comme celui-là. Elle était sur le vélo, les pieds sur les pédales, mais elle pédalait pas et moi, j'avais passé un bras autour d'elle, de l'autre main, je guidais la bécane. Je la sentais collée à moi. Je la respirais. Son souffle était court. Elle haletait et elle frissonnait comme un petit animal fragile, un oiseau, un lapereau. On s'est pas dit un mot. J'aurais voulu qu'ça dure tout le temps. Et puis, c'est con, les lumières du village sont apparues et sa maison avec. C'est ce soir-là pendant que je la ramenais que je suis tombé fou amoureux d'elle.

 

« Le lendemain matin, j'ai été la voir. Je voulais lui hurler « Je t'aime ! ». Elle était au lit et on m'a pas laissé entrer. Par contre, l'histoire s'est sue et pour tous les gars du coin, Annette, maintenant c'était chasse gardée et c'était comme qui dirait moi, le garde-chasse. Tu rigoles. Mais moi, je rigolais pas. J'étais devenu fou amoureux, j'te dis. Je ne l'ai plus quittée. Dès qu'on avait un moment, je la rejoignais. On allait à la cascade, des fois seuls, des fois avec d'autres potes et personne ne se permettait un geste déplacé. Moi non plus. J'étais fou d'amour et je n'osais rien dire, rapport aux autres, bien sûr et rapport à elle. La nuit, je dormais mal, dévoré par les « je t'aime » que je n'arrivais pas à sortir. Le samedi soir, je l'amenais en boîte et je surveillais. Elle dansait toute la soirée. Moi, je ne danse pas. Pas mon truc. Y'avait pas intérêt à ce que quelqu'un la serre de trop près. Une fois, j'ai cassé la gueule à un type qui avait essayé de l'embrasser. Ils ont viré le type et lui ont dit qu'il avait plus intérêt à se pointer. Quand on revenait et qu'elle était un peu saoule, elle se collait contre moi, elle me passait la main dans les cheveux pour me décoiffer et elle me disait que j'étais son grand frère et qu'elle était bien avec moi. Ça me rendait fou, mais parole, j'en ai pas profité. Je me criais à moi-même en silence « Je t'aime ! » jusqu'à en devenir marteau.

 

« Et puis quelques jours après, à la cascade, tous les deux, on avait monté, transpiré sous le cagnard, mangé et je m'étais endormi. D'un coup, y'a eu quelque chose qui me démangeait. J'ai fait des grimaces pour le faire partir, mais ça continuait. J'ai ouvert les yeux. C'était Annette qui avait pris une grande tige d'herbe sèche et qui me chatouillait. Elle riait, elle riait. J'sais pas c'qui m'a pris. Sans bien y réfléchir, je l'ai saisie par les épaules, je l'ai couchée dans l'herbe et j'l'ai embrassée. Un vrai baiser, tu sais. Mon premier vrai baiser. Je me suis relevé un peu honteux. Elle avait pas l'air gêné. Je me suis affairé un peu autour de la cascade, tu sais, refaire les sacs, tout ça. Alors, elle m'a appelé. J'ai tourné la tête. Elle m'a fait signe de venir m'asseoir à côté d'elle. J'suis venu, un peu penaud. Elle m'a entouré les épaules avec son bras, elle m'a embrassé sur la joue et elle m'a dit : « Tu sais, Jérôme, tu es mon meilleur ami. Je t'aime bien. »

 

« Voilà, tu sais tout. Je l'aimais et elle, elle ne m'aimait pas, puisqu'elle m'aimait ...bien. Je ne pourrais jamais être que le grand frère. Y'avait juste ce p'tit truc en trop. Ça tient à peu de chose. Elle a fait sa vie, dans la vallée, mais pas avec moi. Je la croise des fois, de loin. Je la regarde et j'me fais des films. »

 

Il retombait dans ses pensées, le regard dans le vide. Je me suis levé. Je lui ai donné une bonne tape virile sur les épaules. Un dernier coup d'œil à la pendule me confirma que j'avais plus d'une demi-heure de retard. Tout en me pressant pour regagner ma voiture et remonter de Moutiers, je repensais à son mot de trop : « Elle l'aimait bien ! ». Quel con, ce gars ! Un looser ! Les filles, faut pas tourner autour, faut y aller franco ! Mais j'accélérais le pas. Ce midi, Annette faisait des crozets. Et les crozets, quand c'est froid, ce n'est pas bon...

 

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