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NO FUTURE

 

GOLDEN RICE

Par Pierre Burnet

 

Sur une idée originale de Thomas.
Merci Thomas, pour cette belle histoire.

 

Patrick se leva de sa chaise lentement et se dirigea vers la fenêtre. Il sortit de sa poche un paquet dont il extirpa et alluma une cigarette. Il tira deux ou trois longues bouffées. La vue que l’on avait d’ici, du trentième étage valait tous les sacrifices. Ce n’était pourtant que la vue d’un quartier d’affaires de Luxembourg, mais du quartier d’affaires de Luxembourg, de là où il fallait être.

 

Il repensait à la lente ascension d’un simple bureau dans une officine à ces 500 m2 dans le prestigieux quartier.


 « Mister Patrick, We’re waiting ». La voix ne s’impatientait pas, elle rappelait un fait. « Ils attendaient.

 

Quand est ce que tout ça avait commencé, se demandait il ?

 

Nous étions jeunes. Nous étions fous. Nous consacrions notre énergie, notre temps et notre vie à l’humanitaire. On ne construit pas quand on bosse dans l’humanitaire, mais on vit. En dehors des normes, au jour le jour, on vit intensément. L’humanitaire, ce sont des rencontres fabuleuses, des moments d’exception. Par moment, on a un peu l’impression de remplir un tonneau des danaïdes, on vit dans des conditions plutôt strictes. L’équipe d’assistance lâchée dans un pays inconnu vit ensemble sur elle-même sept jours du sept se raccrochant à cette nouvelle famille,  donc on couche aussi un peu ensemble.

 

C’est au Myanmar que j’ai fait la rencontre d’Isabelle. Brillant docteur de 32 ans, fine, élancée, un visage tranché d’un beau sourire, des cheveux longs qu’elle tissait en nattes qui se balançaient de droite et de gauche au rythme de ses pas, des petits seins comme des demi oranges qui pointaient sous le tee-shirt et déjà une démarche chaloupée de baroudeuse. Deux ans d’humanitaire, le sac sur l’épaule, ça vous marque le squelette.

 

Cette mission était une des plus difficiles que nous ayons jamais réalisées. Le Myanmar, l’ex Birmanie et son régime de despote. Les minorités ethniques livrant une lutte incessante à l’armée birmane. Les zones montagneuses couvertes de jungle sans aucun médecin, ni hôpital. La junte militaire empêchant le demi-million de personnes déplacées d’accéder aux soins médicaux ou aux ONG. L’exercice de la mission rendu difficile voire périlleux par d’incessants contrôles et ce métier exercé confidentiellement presque en cachette après des jours de marche dans ces jungles reculées. Si nous nous faisions prendre, nous risquions d’être exécutés pour espionnage au profit de la guérilla menée par le peuple Karen.

 

Notre équipe était intervenue à la suite de l’échec des tentatives officielles d’implantation de dispensaires à la suite d’une épidémie de fièvre jaune. Il fallait d’urgence créer des unités de fortune et vacciner à tour de bras.

 

Nous militions et nous travaillons tous deux pour l’ONG médecin pour le monde. Je revenais d’une mission en Afghanistan et Isabelle d’une longue intervention au Sahara.

 

On nous a débarqués sur la côte et nous avons dû marcher une centaine de kilomètres pour arriver sur site. Nous étions pris en charge par une succession de passeurs qui se relayaient de poste en poste. Nous nous cachions constamment. Un de nos assistants a reçu une balle dans la jambe simplement parce qu’il tentait de passer un barrage avec son sac médical.  Une fois notre dispensaire hâtif bâti, une fois la population locale vaccinée, on ne s’est pas pressé de repartir en France. On a décidé de prendre 15 jours de vacances qu’on a passés le long de plages paradisiaques à l’Ouest de Rangoon. Je ne me lassais pas de regarder Isabelle déambuler de son déhanchement si particulier vêtue simplement d’un sarong local et de je ne me lassais pas de le lui enlever avec délectation pour admirer son corps doré et lécher sa peau salée.

 

Nous campions, nous bivouaquions, nous menions une vie de bohème, nous troquions avec de petits villages quelques denrées et le naturel prenant le dessus, nous soignions à l’occasion. C’est là que tout à commencé. Pendant ces consultations….

 

Lorsque nous quittions les habits des vacanciers pour redevenir des médecins, nous ne nous contentions pas de nous occuper uniquement des malades, nous en profitions pour passer en revue tous les habitants. Et nous constations chaque fois le même problème : toute une partie du village restait cloitrée dans les paillottes. Nous avions les plus grandes difficultés à les faire sortir. Surtout les enfants ! Il y avait beaucoup d’enfants apeurés parmi eux. Et lorsque nous arrivions enfin à force de persuasions à les extraire, ils clignaient des yeux, ils les tenaient à moitié fermés, comme s’ils avaient du mal à supporter la lumière du jour. Nous constations également des cécités relativement abondantes. En rapprochant ces constatations de la pâleur de leur peau, il nous semblait identifier toutes les caractéristiques d’une carence en vitamine A. C’était bizarre que nous n’ayons jamais constaté ces symptômes dans la mission effectuée dans la jungle birmane. Nous avons alors pensé que comme nous étions concentrés sur le vaccin, nous n’avions pas été assez observateurs. Parce que quand même les  dégâts de cette carence semblaient assez visibles.

 

La vitamine A se trouve dans le lait, les œufs, les épinards, les abricots, les carottes, le foie. Et nulle part, sur ce foutu coin d’Asie, on ne trouve ces denrées. Si, les œufs, on les trouvait, mais depuis la grippe aviaire et la destruction de tous les élevages, zéro œuf. On trouve du lait, quand on a la chance de posséder une vache, ce qui est rarement le cas. Pour le reste, aucune possibilité de trouver de façon suffisante l’un de ces ingrédients.

 

Nous étions sidérés de ne pas avoir constaté cela auparavant, mais notre précédent travail avait consisté à gérer et à soigner, pas à observer et diagnostiquer.

 

Lors de notre retour, nous avons tout naturellement confronté nos indications avec les statistiques de l’OMS et nous avons constaté sur une carte, la délimitation de la zone contaminée. En fait, si nous ne nous étions pas rapprochés de la côte, nous en serions restés à l’écart. C’est pour cela que nous n’avions pas constaté cette carence pendant notre mission. Outre l’Ouest du Myanmar, la totalité de l’Inde et une énorme partie de l’Afrique centrale subissaient cette carence en vitamine A. La dernière enquête relativement à jour était celle réalisée à l'occasion du Sommet mondial de l'alimentation, à Rome, qui datait déjà de novembre 1996. Vers 1995, ces carences causaient des cécités, et une morbidité et mortalité accrues chez environ 200 millions d'enfants. Dans le monde, annuellement, 250 000 à 500 000 enfants devenaient aveugles, et les deux tiers mouraient quelques mois plus tard. Nous avons validé nos observations et confirmé tous les symptômes qu’un sévère déficit en vitamine A peut provoquer.

Les premiers signes de la carence se manifestent par une peau pâle et sèche. Sans rentrer dans un bagout trop technique, il s'ajoute rapidement des troubles divers portant sur la croissance, avec diminution de la résistance aux infections et affectant certaines glandes endocrines et les divers métabolismes. Surviennent alors la photophobie et la cécité crépusculaire Si elle est prolongée, la carence en vitamine A peut être mortelle. Nous sommes sortis un peu abattus des locaux de l’OMS.

Il faisait doux, je m’en souviens, c’était un vendredi soir. Pour nous, dimanche, lundi, samedi, c’est tout pareil. Un jour c’est un jour. Mais une fois revenu dans la civilisation, on a du se réhabituer : samedi, on bosse pas, dimanche tout est fermé.

 

Alors, comme on ne bossait pas samedi, on a accepté l’invitation du pote d’un pote. Et on s’est retrouvé à cette foutue soirée.

 

Quand tu débarques à une soirée avec l’étiquette « humanitaire »  collée dans le dos, tu peux être sur que t’es l’attraction du jour. Tu racontes les missions, les p’tits enfants aux yeux pleins de mouches, les filles enceintes de onze ans, les vieillards de trente cinq. Bref, tu accapares l’attention de l’assistance pendant toute la soirée. Tu te fais un sacré succès auprès des filles, enfin quand t’es un mec ! C’est pour dire : L’humanitaire, c’est super pour lever les nénettes. On picorait au lieu de manger, mais par contre on buvait bien. C’est après avoir beaucoup parlé que j’ai eu besoin de remplir mon verre. J’ai vu qu’Isabelle faisait le centre d’une autre table et me suis approché. Elle m’a sourit (Ah, le fabuleux sourire d’Isabelle !) et m’a présenté un des gars de l’entourage : « Didier Machin » (j’ai pas retenu le nom), il est biologiste.

 

J’ai balancé un salut en attrapant la bouteille de punch. Isabelle m’a redit « biologiste ! » en me regardant fixement dans les yeux Je crois que j’ai haussé les épaules en me servant un verre. Essayez de vous servir un verre en haussant les épaules. Moi, j’en ai mis partout. Isabelle était en dessous, son tee-shirt était trempé de punch. Ce qui fait qu’on s’est éclipsé et que, pendant qu’on partait, Isabelle a dit à Didier Machin « On se rappelle demain ! ». On s’est tiré. J’ai proposé deux trucs à Isabelle qu’on pourrait faire maintenant, je m’en souviens encore, le premier, c’est que puisque son tee-shirt était trempé, on pourrait aller à un concours de miss tee-shirt mouillé. J’étais sur qu’elle gagnerait et aussi l’autre idée que j’avais eu, c’était de lui enlever, le tee-shirt et de lécher sa peau, pour pas perdre le punch. Elle a refusé les deux trucs. C’est parfois bizarre, les filles !

 

Je me suis endormi dans la voiture et je crois que j’ai été malade. Quand on est arrivé, j’ai tout vomi dans le caniveau.

 

Le lendemain, si vous suivez, c’est Samedi. Isabelle a rappelé Didier Machin. Et c’est là que j’ai appris deux trucs : Didier Machin, ne s’appelait pas Machin, mais Grandin, Didier Grandin, et il bossait dans un laboratoire où il faisait de la recherche. Et surprise, il travaillait ce samedi-là !

On a débarqué dans le labo et on s’est expliqué sur la vitamine A. Didier nous a littéralement donné un cours : La vitamine A est une vitamine importante pour la vision, grâce à ses différentes formes aussi appelés vitamères, elle intervient pour former une photopile dans les cellules nerveuses de l'œil : les bâtonnets. Il a continué à expliquer pendant que je décrochais complètement.  Il y avait des contacts électriques et des terminaisons nerveuses. Tout le reste était trop compliqué pour moi et je baillais à tour de bras. Isabelle faisait semblant de suivre et elle hochait la tête à plusieurs reprises comme si elle comprenait.

Didier Machin Grandin nous a demandé ce que mangeaient les populations concernées et Isabelle avec une moue et une grande lassitude a répondu « du riz, uniquement du riz ! ».

C’est alors que ce Grandin s’est frotté les mains et a répondu. « Alors tout s’arrange. »

Ca m’a réveillé et Isabelle et moi, nous l’avons fixé avec de gros yeux ronds. « Comment ça, tout s’arrange ? »

« Ben oui, puisqu’ils mangent du riz ! »

« Mais, il n’y en a pas de vitamine A dans le riz ! »

« Eh ben, on va en mettre ! »

Je vous passe les détails, ça n’a rien eu d’une promenade de santé. Ca a été même fichtrement long. Le laboratoire de Didier a travaillé dur. Mais, voilà, un jour, Didier nous a présenté le premier plan de riz transgénique bourré de vitamine A. 

Et c’est comme ça qu’on a modifié génétiquement le riz. Isabelle et moi, on n’était pas trop OGM et même plutôt contre. Ce n’était vraiment pas notre trip !  Mais comme, grâce à ce moyen,  on pouvait éradiquer toutes les carences liées à la vitamine A. On a mis un mouchoir sur nos scrupules.  

Nous avons déposé le brevet. Nous avons réussi à éviter que le groupe Monsanto mette le nez dans ce projet et quand le produit a été prêt, nous avons créé une société pour commercialiser notre riz. Le riz capable de vaincre la cécité !

Dans cette histoire, il n’y avait que des coups du sort. C’est là que Mister Wong fait son apparition. A l’époque, Mister Wong avait trente ans. Et aujourd’hui, dix ans plus tard, on a l’impression qu’il a toujours  trente ans. Mister Wong était un spécialiste de la culture du riz. Un de ces chinois débrouillard, capable d’apprendre très vite, d’être imaginatif, d’être inventif, de mobiliser des énergies.

La première chose qu’il nous a dit dans un anglais approximatif : « Just say what you need and I bring it ! » C’était simple, nous avions simplement besoin de centaines d’hectares cultivables en riz, d’une main d’œuvre bon marché et travailleuse, de filières de distribution et de quelqu’un qui puisse mettre tout ça en branle.  Une paille !

Mister Wong nous a procuré tout ça. Je ne sais pas comment, mais il a pu trouver les terres, faire repiquer les plans, récolter, distribuer. ….

Au début, nous voulions travailler en licence. Avec les brevets déposés par Didier, nous aurions vendu nos plans, touché des royalties et l’affaire aurait tourné toute seule. Mister Wong nous en a dissuadés :  « That’s not a good idea, Mister Patrick, not at all !

Il nous a alertés sur le fait que les brevets se recopiaient, qu’une flopée d’intermédiaires voudrait faire des bénéfices sur notre dos et celui des populations concernées. Non, pour conserver à ce projet son efficacité, il fallait le mener nous-mêmes jusqu’au bout. Nous protestions contre le gigantisme de la tâche et Mister Wong nous certifiait : « Of course, it’s huge, but we’ll learn. »

 

Grâce à lui, nous avons effectivement appris et sacrément vite.

 

C’est lui qui a trouvé le nom : On s’est réunis un soir pour faire une sorte de brainstorming et nous avions à peine commencé que Mister Wong a dit « Why not calling it Golden rice, ‘cause that rice will bring gold ! » Nous sommes vite tombés d’accord en pensant aux populations pour lesquelles ce riz transgénique allait transformer la vie et Mister Wong pensait à nous.

 

C’est en Thaïlande  qu’il a trouvé les rizières. A une centaine de kilomètres de la frontière du Laos, près de l   a ville de Yasothon. De belles plaines verdoyantes et largement irriguées. Il a fait adopter aux autochtones des méthodes de culture bio, ce qui fait qu’en plus, nous avons pu récupérer les subventions liés à ce type de culture. Un reversement de 0,75 bath par kilo de riz, ça mettait un peu plus de beurre dans les épinards. Du riz OGM cultivé bio ! Il en avait dans le ciboulot, Mister Wong.

 

Voilà, l’aventure prenait un tour nouveau. De médecins humanitaires, nous étions devenus des médecins riziculteurs.

 

On angoissait comme des malades en attendant la récolte. Première petite récolte qui nous a fait douter. Les populations ont vu arriver nos premiers sacs de riz. Mister Wong n’a jamais voulu qu’on le donne, mais qu’on le vende. Pas très cher, mais comme il disait : « If you give them for nothing, that means that it worths nothing.” Les gens ont commencé à consommer le golden rice et comme par enchantement, les carences ont commence à se résorber.

 

Les consultations en dispensaire ont commencé à décroître et il n’y en avait  plus du tout pour les problèmes d’yeux. Isabelle était heureuse. Le bonheur étincelait sur son visage, ses yeux, ses lèvres. Et moi, je mangeais tout ça !

 

Golden rice, le riz qui guérit. Comme une trainée de poudre, tout le monde nous proposait ses rizières pour repiquer le Golden Rice. Notre petite société embauchait à tour de bras. On vendait partout ! Golden Rice, le riz du bonheur, le riz de la vie.

 

Golden Rice, le riz qui fait des miracles ! Des articles dans tous les journaux, des passages à la télé pour Isabelle, Didier ou moi. Pas Mister Wong. Il préférait rester dans l’ombre. Il disait “ Golden Rice, it is you, I am just here to help you, no more!”

 

Bon, cultiver en Thaïlande, vendre en Birmanie, en Afrique, ça nourrit son homme, sa femme, mais même avec les subventions, ça ne les enrichit pas. Alors Mister Wong, a encore eu une idée providentielle. « Mister Patrick, why don’t we sell the golden rice in Europe, in United States ?”

 

Cela tombait sous le sens : Tout le monde avait entendu parler de notre riz miraculeux et les pays civilisés adorent consommer typique, consommer exotique. Comme ça, ils ont l’impression à bon compte de partager la misère du monde, d’en porter une partie du fardeau.

 

Avec beaucoup de bon sens, nous avons positionné le Golden Rice comme un aliment et pas un alicament, ces aliments qui ont des vertus curatives. La toute puissance Food and Drug Administration américaine était en train de revoir sérieusement sa copie en ce qui concernait ces derniers. De toute façon, Golden Rice arrivait dans les rayons déjà auréolé de ses vertus : la suppression des carences en vitamine et la culture bio. On ne l’appelait plus que « le riz qui guérit ». Une flambée. Et la grande différence, c’est que les pays riches payaient. Ils voulaient le Golden Rice à tout prix et ils le mettaient, le prix ! Et c’est là que nous avons commencé à gagner beaucoup d’argent. Mister Wong un peu plus que nous, mais nous étions tous d’accord, c’était lui l’investisseur.

 

Ma vie a changé.

 

On a commencé à rouler sur l’or. Ca me faisait tout drôle ! Moi, qui n’avais jamais un sou d’avance, qui vivait de l’air du temps, qui ne faisait jamais des plans qui allaient plus loin que le bout de  la nuit. D’un seul coup, j’avais de l’argent. Beaucoup d’argent !

 

Isabelle s’en  moquait. L’argent, ça lui passait au dessus. Elle disait : « Tant qu’on a de quoi manger… ».  Mais les comptes étaient florissants. L’argent coulait enfin à flots.  

 

Au lieu de camper cette année-là, on s’est payé une semaine dans un palace de luxe – massages, spa, nourritures de rêve, une suite gigantesque, un lit que tu ne peux pas imaginer la taille. On aurait  pu dormir à dix dedans. Alors tu penses, j’y passais mes journées et j’y retenais Isabelle le plus que je pouvais.

 

Je me suis très bien fait à la vie de riche : belle maison avec jardin et piscine, voiture de sport. L’Isabelle trouvait ça bizarre et gardait ses réflexes d’économe. Moi, j’ai commencé à m’habiller chic et cher. Je dégustais à pleines dents cette vie de rêve. J’avais comme qui dirait gagné au Loto. Didier changeait aussi. Il habitait une villa dans le même quartier que nous et avait troqué sa deuche contre la dernière BM. La richesse lui allait aussi comme un gant !

 

Patrick tira une dernière bouffée et revint s’asseoir. A côté de lui, Didier devenu obèse s’assoupissait. En face de lui, Mister Wong, calme comme à son habitude lui sourit. « So, Mister Patrick, shall we approove the financial result ? »

 

« Of course, bien sûr. » Il procéda au vote rapide de l’approbation des comptes, de l’affectation du résultat et de la distribution des bénéfices. Avec trois associés, les conseils d’administration de la société Golden Rice Inc. ne duraient jamais très longtemps. Il se demandait encore pourquoi Isabelle n’avait jamais accepté de faire partie des actionnaires. Ils l’avaient suppliée, ils lui avaient offerts gratuitement les actions. Elle avait répondu, un brin dédaigneuse avec une formule lapidaire que personne n’avait très bien compris : « ces trucs là, c’est pas trop mon truc ! »  

 

Les associés avaient alors pris la décision de donner un coup de pouce à la rémunération d’Isabelle, pour compenser. Elle ne paraissait pas s’en être rendu compte.

 

Il n’y avait plus maintenant qu’un sujet à l’ordre du jour et pas un sujet facile.

 

Il posa sur le côté du bureau les documents comptables et ouvrit le dossier qui restait sur la table. « Do you find any time to read it ? » lança-t-il à Mister Wong. “Of course, my friend, Bien sûr, mon ami “ Patrick lui sourit. Mister Wong utilisait très rarement le français pour s’exprimer, bien qu’il le parle et le comprenne très bien. Et c’était toujours pour témoigner à son interlocuteur de la sympathie.

 

« So ! Alors, que faisons-nous ? »

 

Golden Rice s’arrachait littéralement sur tous les étals de toute la planète. Et c’était bien là le problème. Ca marchait trop bien. Les gens achetaient le riz et ils le mangeaient. Mais ce qui était providentiel pour les pays d’Indonésie ou d’Afrique était une bombe à retardement pour les pays développés. C’est par l’OMS qu’on a décelé un taux un peu plus élevé de problème de foie.

 

En effet, les pays civilisés n’avaient aucune carence en vitamine A. En mangeant du Golden Rice, le métabolisme des habitants de ces zones géographiques se surdosait. Leur foie n’arrivait plus à évacuer le surplus de vitamine A. Il s’engorgeait et commençait à perturber son fonctionnement. Pratiquement, c’est comme s’il était obnubilé par la vitamine A. Comme il n’arrivait pas à l’éliminer, il laissait la surdose s’installer dans l’organisme et il ne faisait plus rien ! Il pétait littéralement les plombs, se mettait en grève et il ne filtrait plus les impuretés et des déchets. Une sorte de cancer du foie, quoi ! C’est un peu simpliste comme explication, mais les conséquences étaient celles là : à cause du Golden Rice, le monde civilisé se préparait  une monumentale crise de foie !

 

Patrick le résuma à ses deux interlocuteurs.

 

La solution normale semblait être la suivante : On mettait les pieds dans le plat, on mettait en cause le Golden Rice ; on le retirait de tous les rayons des Etats-Unis, de l’Europe, du Japon, de la Chine, de la Russie, bref de tous les endroits où la vente du Golden Rice rapportait le jackpot et on revient à ne plus le commercialiser que dans les zones en carence. Mister Wong rappela à juste titre que, dans ce cas, il faudrait aussi supprimer les deux tiers des rizières et licencier plus des trois quarts des salariés. Et Didier en soupirant espérait qu’aucun malade ne porterait plainte contre la Golden Rice en demandant des indemnités colossales.

 

Mister Wong reprit « Mon ami, il existe une alternative, n’est-ce pas. »

 

Patrick soupira : « Oui, depuis que nous connaissons les premiers signes de la surexposition à la vitamine A, nous avons préparé une riposte, mais avons-nous le droit…. ? »

 

« Exposez, exposez…. »

 

« L’autre choix que nous avons est de sous doser le riz ; réduire la présence de la vitamine A

à une dose homéopathique. Si on réduit très rapidement cet apport, on pourra probablement prendre de vitesse les maladies du foie et en tout état de cause, si nous sommes mis en cause, on pourra prouver notre bonne foi.» Il sourit du jeu de mot. 

 

Mister Wong ne s’exprimait plus qu’en français : « Mais, le Golden Rice ne répondra plus à son objectif de vaincre la carence en vitamine A »

 

C’est Didier qui intervint : « Non, certainement plus comme il le fait maintenant, mais nous maintiendrons une dose symbolique qui laissera au riz sa philosophie et nous pouvons compter sur l’effet placebo. Le fait que les gens croient aux vertus curatives suffira peut être à compenser une partie des nuisances. »

 

Patrick pensa : « Mais qui est ce que tu espéreras tromper, mon pauvre ami ? ». Il restait songeur. Jamais Isabelle n’acceptera une telle mascarade. Elle ne fera pas de scène, elle n’explosera pas, elle se tirera. Elle se sentirait trahie. Elle ne dirait pas un mot. Elle irait chercher sa vieille tenue de baroudeuse, elle enfilerait ses rangers. Elle empoignerait un sac qu’elle mettrait à l’épaule. Elle prendrait un enfant dans chaque main et elle partirait. Et il y avait de grandes chances qu’il ne la revoie plus jamais. Ni elle, ni les enfants.

 

Mais quel choix avaient-ils ? S’ils continuaient comme ça, la société Golden Rice courait au devant d’énormes difficultés : licenciements en masse, risque de procès en cascade, fin définitive du confort, de l’aisance. Et sinon, s’ils décidaient de modifier la formule, au bout de combien de temps est-ce qu’on s’apercevra que le Golden Rice ne compensait plus la vitamine A ? Didier avait-il raison avec son effet placebo ? Et puis, ça marche pourtant, l’homéopathie !

 

Dans quelques instants, il allait leur proposer de voter. Il connaissait déjà le résultat : Mister Wong, pragmatique, votera pour la modification de la formule. Quand à Didier, celui-ci lui fera confiance et suivra aveuglément son avis.

 

La décision dépend donc exclusivement de son propre choix. Est-il prêt à tout abandonner, à tout recommencer ? Est-il prêt à remettre lui aussi le sac sur l’épaule et à repartir ? En ce moment, il admirait Isabelle, sûre de ses choix, capable de ne pas transiger, de rester fidèle à ses convictions, totalement inapte à la compromission. Il pensa à la maison, à la piscine, à la voiture, au train de vie. Au confort conquis de haute lutte. Fallait-il tout recommencer en partant de zéro. En aurait il la force, l’énergie…. ?

 

Il prit la parole à nouveau et expliqua ce que les deux autres associés savaient déjà : que la décision qu’ils allaient prendre allait conditionner la survie de la Golden Rice ; que leur vote pouvait réduire à néant leurs efforts depuis 15 ans ; que, grâce à la Golden Rice, des populations avaient déjà compensé leur carence en vitamine A et que le sort de près de 100 000 salariés était liés à cette décision.

 

Il posa les deux alternatives : arrêter la distribution du Golden Rice dans les pays qui n’avaient pas de carences en vitamine A ou modifier la formule en ne laissant que des traces homéopathiques qui n’auraient probablement plus aucun effet curatif.

 

Il demanda à Mister Wong sa décision. Celui se prononça sans surprise sur la suppression de l’apport en vitamine. Il se justifia en rappelant deux points exprimés par Patrick : que le Golden Rice avait déjà rempli son office et sauvé des centaines de milliers de gens et aussi qu’il se sentait responsable devant tous les salariés qui faisaient aujourd’hui le succès de Golden Rice. Il conclut en disant que c’était à eux qu’il pensait en ce moment.

 

Puis Patrick demanda à Didier son vote. Celui-ci toussota, hésita, eut un regard fuyant. Et avec un geste de la main, il refusa de prendre part au vote. « Je m’en fous. Comme tu décideras, ça sera bien. Fais comme tu veux. »

 

Il repensa une dernière fois à tout le chemin parcouru, à Isabelle et aux enfants et vota.

 

Quand il rentra le soir à la maison, Isabelle lui demanda comment ça s’était passé. Il éluda : « Tu sais, la paperasse, c’est toujours un peu fastidieux, mais Mister Wong et Didier t’embrassent ».

 

Elle lui envoya un baiser de la main avant de monter s’occuper de coucher les enfants.

 

Patrick se versa un vieux bourbon, envoya valdinguer ses santiags, se carra dans un profond canapé en cuir et alluma la télévision grand écran pour suivre le match de foot du soir. En s’étirant, il se demanda combien de temps Isabelle mettrait à se rendre compte qu’il n’y avait plus de vitamine dans le riz et conclut que tout cela était déjà du temps gagné. Et que si ça se trouve, il pouvait y avoir une petite chance qu’elle ne s’en aperçoive jamais.

 

FIN

 

 

 

Si vous n’arrivez pas à lire le Wong dans le texte

 

-         dites moi juste ce qu’il vous faut et je vous le procurerai.

-         ce n’est pas une bonne idée, monsieur Patrick, absolument pas !

-         bien sûr la tâche est immense, mais nous apprendrons.

-         pourquoi ne pas l’appeler le riz d’or, puisque ce riz générera de l’or ?

-         Si vous le donnez pour rien, cela veut dire que ça ne vaut rien !

-         Le riz d’or, c’est vous, je suis là pour vous aider, rien de plus.

-         Monsieur Patrick, pourquoi ne vendons nous pas le riz d’or en Europe, aux Etats-Unis ?

-         Alors, Monsieur Patrick, approuvons nous le résultat financier ?

-         Avez-vous trouvé le temps de le lire ?

 

 

 

 

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