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No Future

 

Mélamine

 

Par Pierre Burnet

 

Li

 

Li prit Chang dans ses bras et se hâta vers le dispensaire de Shenzen. L’enfant arraché au sommeil, se réveillait lentement en entrecoupant sa respiration paisible de gémissements inconscients.

 

Malgré l’aube, une foule de mamans, leur bébé dans les bras, se pressait canalisée par des policiers casqués qui semblaient ne pas vouloir les laisser passer.

 

L’heure avançait et les bébés pleuraient. Certaines mamans avaient dénudé un sein que leur petit tétait goulument. Mais la plupart des bébés, mal réveillés et gênés par le mal qui les rongeait repoussaient le sein en geignant.

 

Chang était de ceux là et Li tentait de le bercer. L’heure avançait lentement.

 

Pourtant, ils avaient bien dit à la radio que la consultation gratuite commencerait à 8 heures et le tac sourd annonçant 8 heures et demi retentissait.

 

Les policiers ne laissaient passer personne et la masse des mères grossissait.

 

*

 

Yang

 

Yang enserra le couteau à longue lame dans le repli de sa ceinture et cachant l’ensemble dans sa longue manche entra dans le commissariat. L’humiliation avait assez duré. Il avait été au mauvais endroit et au mauvais moment. Il sortait du restaurant dans lequel il travaillait comme serveur et enfourchait sa bicyclette quand un groupe de policiers s’était rué sur lui en l’accusant du vol de l’engin. Yang protesta de sa bonne foi, mais il fut bousculé, frappé et lorsque perdant l’équilibre, il se retrouva sur le sol. Les policiers, sale engeance, se défoulèrent en le bourrant de coups de pieds.

 

Il se releva couvert de bleus et avec surement quelques côtes fragilisées. Par la suite, une fois que son innocence eut été établie par la confirmation qu’il avait acheté tout à fait normalement le vélo, il lui fut impossible de faire reconnaître un quelconque préjudice. Les policiers niant effrontément le passage à tabac.

 

Alors, il allait se faire justice lui-même et les huit salopards qui l’avaient couvert de coups allaient payer. Comptant !

 

*

 

Meng et Wen

Meng, après avoir réorganisé son territoire et poussé le curseur croissance d’un point appuya sur la touche entrée et contempla d’un œil malicieux le visage préoccupé de son ami Wen.

 

« C’est vrai, tu gagnes. Mais ne te réjouis pas trop vite. Tu mets les bouchées doubles et le taux d’insatisfaction grandit dans tes villes. Tu vas faire face à des émeutes. »

 

« Occupes-toi plutôt de ta partie, mon ami. Tu fais trop attention à ton taux d’adhésion, mais ta croissance est faible et je te prends province après province. La croissance, la croissance, il n’y a que ça de vrai ! C’est elle qui permettra aux masses populaires de triompher !»

 

Wen se disposa à jouer en soupirant : « C’est pourtant elles qui souffrent en  ce moment. »

 

*

 

Zhang

 

Il déglutit. La gorge lui faisait mal. Il transpirait abondamment, mais en même temps, il frissonnait. L’angoisse, sûrement, le trac.

 

Zhang amena le 4x4 en face de la grille et fit chauffer le moteur. Il savait que dès qu’il relâcherait l’embrayage, le véhicule bondirait, fracasserait le portail de l’immeuble gouvernemental et arriverait dans le hall.

 

Il suffisait de lever le pied. Il suffisait de relever la plante du pied. Il allait le faire. Il prit une grande respiration et relâcha la pression exercée par le pied gauche. L’accélération le repoussa sur le siège et, bien qu’il s’y était attendu, le sursaut de la voiture le surprit. Il ne fallait plus hésiter.

 

Dans un flash, au moment où il regardait incrédule le portail contre lequel il allait se fracasser, il eu la vision de sa propre maison, au moment où la lourde masse qui avait pris son élan redescendait en balancier, puis dans le même mouvement remontait écrouler le fronton, ne laissant que des murs hagards et décharnés dans un nuage de poussière de plâtre et de brique. Sa maison ! La maison de ses parents ! Et comme dans un rêve, alors qu’il y avait eu en réalité un bruit retentissant, la scène se rejouait dans sa tête dans un silence assourdissant. Il écrasa l’accélérateur.

 

*

 

Meng et Wen

 

Meng restait pensif. Wen venait de jouer et selon son habitude, il avait axé tout son jeu sur l’accroissement du moral de ses populations, transformant des travailleurs en bouffons, faisant évoluer le niveau culturel des masses, et investissant tout le budget disponible dans la recherche.

 

C’était pourtant un jeu simple et ce pauvre Wen, sans armée, sans police, sans argent courrait à la déroute. Trois parties perdues et Wen s’enferrait dans les mêmes erreurs. Tant pis, encore une victoire facile en vue.

 

Il lança les dés et avec le double cinq se mit à poursuivre la construction des usines et la collecte des impôts.

 

Il prêta attention au taux d’accroissement du mécontentement des populations, hésita un moment et dans le doute, doubla les effectifs de la police.

 

*

 

Li

 

Elle ne se souvenait plus quand ça avait commencé. Le bébé pleurait de plus en plus après le biberon, comme si le lait était plus difficile à digérer et ensuite, il y avait eu l’urine, foncée comme la sienne quand la veille elle avait diné d’une soupe aux racines de pivoine blanche. Le vieux médecin n’avait rien trouvé de flagrant, mais avait soupçonné que les reins ne fonctionnaient pas très bien.

 

Et puis, il y avait eu cette rumeur, sourde au début, presque inaudible : Ca viendrait du lait ! Le lait ! Comment c’était possible ? Le lait c’est naturel, ça vient de la vache ! Comment ç’aurait été possible que ça vienne du lait ? La pollution, peut être, mais le parti disait que la pollution c’était seulement chez les longs nez. Pas chez nous, parce que notre pays commençait son développement industriel en évitant les erreurs de ces civilisations corrompues.

 

Alors Li avait acheté du lait de meilleure qualité. Ca coutait un peu plus cher, mais on économiserait sur autre chose.

 

Le lait ! Quand même, quelle drôle d’époque vivons-nous !

 

*

 

Yang

 

Il rentra dans le commissariat sans que personne ne l’arrête. Il marchait lentement pour ne pas se faire remarquer. A un moment, un planton le questionna et il prétendit qu’on lui avait volé son vélo et qu’il devait faire une déposition. Son vélo, son vélo volé. L’idée l’amusait. Ils allaient être punis par là où ils avaient dépassé les bornes.

 

Le planton lui indiqua un bureau et il se dirigea lentement en cherchant un endroit où il trouverait le plus de policiers possibles.

 

Il dépassa le bureau des plaintes en apercevant un groupe d’une dizaine de personnes en train de fêter ce qui ressemblait à un anniversaire ou une décoration. Des verres d’alcool circulaient et les hommes parlaient fort.

 

Avec beaucoup de calme et des gestes très lents, il se dirigea vers les fêtards.

 

*

 

Zhang

 

Il eut peur lorsque le véhicule fracassa la porte. Un réflexe involontaire probablement. Et il mit une seconde à retrouver ses esprits.

 

Il écrasa alors l’accélérateur en dirigeant la voiture vers le hall de l’immeuble gouvernemental.

 

Son irruption avait été remarquée, et les visages s’étaient tournés vers le portail détruit et la lourde voiture qui venait de le franchir.

 

Mais ils semblaient se mouvoir au ralenti. Il percevait les images comme une succession de photos et non pas comme un film, ou alors un film stroboscopique. Le mouvement existait, mais il apparaissait haché et très, très lent.

 

Il allait faucher tout un groupe de personnes et il maintint son pied enfoncé sur la pédale.

 

*

 

Meng et Wen

 

Ca y est, la victoire une nouvelle fois. Meng souriait en lançant les dés pour un des derniers coups de la partie.

 

Il était largement en tête sur la production, il n’avait jamais amassé autant d’argent. Bien sûr, Wen avait de l’avance sur l’éducation, sur la qualité de vie. Mais quelle importance, puisqu’il serait battu. C’est sur l’argent, les territoires que ça se juge ! Pauvre Wen ! Maintenant qu’il allait gagner, Meng savourait la victoire facile. Sa façon de jouer, magistrale était une vraie martingale. Il cliqua sur l’icône de la somme totale de ses avoirs pour s’en réjouir, quand la fumée annonçant l’émeute s’alluma sur une de ses villes. Il cliqua sur la ville quand il s’aperçut que la fumée surgissait d’une autre, puis d’une autre, puis d’une autre. Il se figea, stupéfait. Toutes ses villes étaient en feu, en proie à des émeutes. Les productions avaient stoppé et les constructions réalisées commençaient à être détruites.

 

Il tenta d’accroitre le nombre de policiers, mais il n’avait plus de population disponible et avec effroi, il s’aperçut que l’effectif policier se mettait à diminuer. Les désertions s’intensifiaient.  

 

Il restait impuissant devant les pillages et les destructions qui s’intensifiaient. Il ne comprenait pas comment tout ce qui avait fonctionné de façon parfaite lors des autres parties échouait lamentablement cette fois ci.

 

Wen eut le bon goût de ne pas afficher un visage triomphant. Malgré sa victoire, il contemplait tristement le désarroi de Meng. Il s’apprêta à dire quelque chose, puis secoua la tête. Il sortit de la pièce.

 

Meng, désemparé, effondré regardait l’ordinateur. Ses villes passaient les unes après les autres à son adversaire et il regardait désespéré le compteur qui marquait son patrimoine décroître.

 

*

 

Li

 

Chang garderait des séquelles. Forcément ! Avoir ingurgité tant de mélamine ! Li, les yeux maintenant secs d’avoir épuisé toutes les larmes, se souvint de la réponse toute empreinte de délicatesse asiatique du vieux médecin qui les avait finalement reçus. Pour que le lait se vende mieux et plus cher, il fallait plus de protéines. Alors, les conglomérats fermiers avaient rajouté des protéines. Par n’importe quel moyen ! C’est comme ça !

 

La mélanine, c’était une sorte de plastique avait expliqué le médecin. Le corps n’arrivait pas à l’évacuer et ce déchet obstruait les reins.

 

Quand Li se révolta : « Pourquoi, mais pourquoi est ce qu’ils ont empoisonné mon fils ? », le médecin ne répondit pas. Pas tout de suite et après un long silence, il susurra : « Plus il y a des protéines, plus ils vendent cher et comme ils voulaient vendre le lait plus cher ……. »

 

Protéines, mélanine, qu’est ce que nous sommes sur le grand échiquier ? Nous finirons tous dans le même trou, plus ou moins vite.

 

*

 

Yang

 

Il fit attention à longer le mur de façon à ce que l’on ne puisse pas l’abattre par derrière. Il sortit l’arme. Personne ne faisait plus attention à lui. Les policiers trinquaient et riaient quand les premières balles les fauchèrent.

 

Il tirait en visant soigneusement. Il regardait le groupe qui se mouvait avec beaucoup de lenteur comme au ralenti. Il regardait les visages incrédules qui se tournaient vers lui et il ne s’arrêta que quand le chargeur fut complètement vide. Avec un sourire de satisfaction, il laissa retomber le bras, la main relâcha l’arme qui tomba sur le sol. Bien que le bruit mat que fit le révolver en tombant étant sans commune mesure avec la fusillade, le choc résonna.

 

A sa grande surprise, il ne fut pas roué de coup, pas tabassé. On le conduisit dans une cellule en le traitant presque avec ménagement. Avec respect !

 

*

 

Zhang

 

Le lourd véhicule s’encastra dans l’entrée en bousculant, écrasant, projetant plus d’une dizaine de personnes.

 

Le moteur avait calé au moment de l’impact. Après le fracas, le silence était étourdissant. Zhang se disait en lui-même qu’il ne pouvait pas y avoir de silence. Des gens criaient, des blessés geignaient, des policiers braillaient. Mais dans la tête de Zhang, il n’y avait qu’un grand silence, comme celui qui avait retenti lorsque la masse, le bélier avait fracassé le mur de sa maison.

 

*

 

Wen

 

Après quelques instants, comme s’il avait oublié quelque chose, Wen revint dans la pièce des ordinateurs. Meng était toujours prostré sur sa chaise, le regard vide. Wen s’approcha de l’écran et s’affaira un moment sur le clavier.

 

Lorsque Meng émergea de sa léthargie, deux lignes scintillaient sur l’écran. Il remit ses lunettes et déchiffra :

 

Le capitalisme, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme,

Le communisme, c’est le contraire.

                                                                                                                                            

*

 

Yang Jia a été condamné à mort en septembre 2008 pour l’assassinat de 6 policiers. Une pétition pour demander sa grâce est en train de circuler.

Zhang a été abattu par la police après avoir tué 4 personnes en lançant son véhicule dans la foule

Meng Jianzhu ministre de la sécurité publique reconnaissait en conférence de presse que les incidents de masse augmentaient et risquaient de se multiplier. Le terme policé d’incident de masse recouvre les milliers d’émeutes qui se produisent en Chine, le plus souvent en réaction à l’incurie et à la corruption des cadres locaux du parti

Le premier ministre Wen Jiabao craignait en fin d’année que les tensions dues au ralentissement de la croissance chinoise ébranlent la stabilité sociale

Li et Chang sont inventés, mais pas les 46 810 enfants qui ont été hospitalisés à cause du lait mélaminé !

                                   

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                           

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