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No Future

 

Passage en Douane

 

Par Pierre Burnet.

 

Dans le ciel de Bombay, au-dessus de l’hôpital, un vol de corbeaux tourne…..

 

Le petit Kim (appelons-le Kim) faisait l’objet de toutes les attentions. Dans l’attaque terroriste qui a visé Bombay, et en particulier la gare centrale, son père, sa mère et sa sœur sont morts. Son grand frère est grièvement blessé. Kim du haut de ses cinq ans est fragile psychologiquement et on ne sait pas comment l’aider à se reconstruire. Le reportage sur Kim m’a retourné les sangs.

 

Quant à moi, présentement, mon souci, c’est le porto. Nous sommes dimanche soir et je vais me servir un verre de porto. Alors j’ai le choix. Je peux prendre un Offley rosé dont j’aime la couleur ambrée. Lorsque la gorgée coule, le goût est doux, mais bien que sa teneur soit plus faible, la petite pointe de l’alcool marque le tempo. Sinon, il y a ce Lagrima. La couleur est plus claire, il a du fruit et de la rondeur. Le palais le sent passer avec suavité. Il coule avec plus de fluidité, sans créer d’à coup. Et enfin, il y a ce vintage 20 ans d’âge que je ne me décide pas à ouvrir. Une couleur rouge, un tanin que l’on devine puissant et une tonalité en bouche avec plus de personnalité. Ces vieux portos s’oxydent plus rapidement au contact de l’air et il faut normalement les boire chambrés et décantés dans les 24 heures. J’ai hâte et j’angoisse à la fois de déboucher cette fiole respectable. Une fois ouverte, le mystère et l’attente auront disparu.

 

Leila (appelons là Leila, ça me fait plaisir) a dix ans. Elle sourit en racontant la course folle dans la gare jusqu’à ce que la balle lui casse le tibia. La broche qui maintient les deux morceaux en place est impressionnante. J’étais au bord des larmes.

 

En fin de compte, je vais prendre le Lagrima. Et il faudra que je pense à en racheter, je le mettrai sur la liste de courses. Je crois qu’à chaque fois que j’ai hésité, c’est ce vin que j’ai choisi ; c’est probablement pour cela qu’il en reste si peu.

 

Cela m’agace d’être à la fois si sensible devant la détresse humaine et si inactif. Si inactif, pas si impuissant. Parce que si je voulais, je sens bien que je pourrais. Le petit Kim, on pourrait le prendre chez nous. C’est tellement grand et il est si petit ! La Leila, un peu de soutien financier et elle redémarre la vie.

 

C’est vrai, ça. Je fais quoi pour apporter ma pierre au soutien de la souffrance humaine ? Quelle est ma part à cette quête ?

 

On raconte que lors d’un grand incendie dans la brousse, tous les animaux fuyaient pendant qu’un colibri transportait une minuscule goutte d’eau et la lâchait dans le brasier. Aux autres animaux qui lui reprochaient que cela ne servait à rien, il répondait : « Je fais ma part ! ». Et moi, est-ce que je fais ma part ?

 

Un jour, je le sais, se présentera devant moi un contrôle, un rite de passage. Un jour, quelqu’un me posera la question rituelle : « Qu’as-tu fait de tes talents ? »

 

Vous la connaissez la parabole des talents : le matin, on distribue des talents, un, deux, trois, cinq, dix, peu importe le nombre et le soir, on demande : « Dis, qu’as-tu fait de tes talents ? Les as-tu fait fructifier ? Les as-tu dissipés ? Qu’as-tu fait de tes talents ?»

 

Certains en ont reçu un, d’autres deux, d’autres encore dix. Je pense en avoir reçu des centaines…..

 

Un jour, au crépuscule de ma vie, on me demandera : « Dis qu’as-tu fait de tes talents ? » Car j’en ai reçus : l’intelligence, la capacité physique (je ne suis pas handicapé !) la beauté (si ! si ! J’aurais pu être difforme, bigleux, les oreilles disproportionnées, une acné persistante, un menton en galoche, une mâchoire de travers, une grosse tache de vin, donc, la beauté !), la couleur de peau (j’ai eu la quinte flush : ni jaune, ni chocolat, ni noir, ni gris), et le milieu social et l’éducation et l’aisance matérielle et…. et …..et ……

 

Qu’est ce que j’en ai fait ? J’ai procréé et mes trois beaux enfants commencent à se reproduire. J’ai eu des entreprises et j’ai rémunéré des salariés. J’ai été un acteur économique loyal et éthique. J’ai la fierté d’avoir formé des jeunes et de leur avoir donné la fibre entrepreneuriale. Est-ce que ça va suffire ? J’ai brusquement une sourde angoisse ! Les boules !

 

Quand on me posera la question, je pense que j’aurai la même crainte qu’un étudiant au moment d’un examen. Est-ce que j’ai assez buché ? Est ce que j’ai assez bien répondu ? Parce qu’on va me juger ? L’œil de l’examinateur sera-t-il assez objectif ? Dis, qu’as-tu fait de tes talents ?  

 

J’ai le cœur serré quand je croise des mendiants (on dit des SDF, maintenant). Ils tendent la main, ils te disent « pour manger s’il vous plait ». Parfois, ils ajoutent « Par pitié, au nom de Dieu. » Et là, ça te poigne le cœur. Et je passe, en murmurant « pas de monnaie » (c’est parfois vrai !) et en leur faisant un sourire contraint pour montrer quand même que je les respecte en tant qu’être humain. Quelle belle jambe, ça doit leur faire ! C’est vrai, quand tu as besoin de fric, de sentir qu’on te respecte en tant qu’être humain, ça doit te faire vachement chaud au cœur ! J’ai tant et eux si peu. Pourquoi est ce que je suis si peu partageur ? C’est si facile pourtant d’aider ceux qui sont dans le besoin. Pourquoi est ce que je joue la vie si perso ?

 

J’ai pourtant été généreux de mon temps, de mon énergie. Aussi, par moment de mon argent. Il faut dire que c’est dur, l’argent : j’en ai gagné beaucoup, j’en ai perdu beaucoup. A un moment j’ai eu peur. Je venais de réaliser que j’avais assez d’argent pour vivre décemment jusqu’à la fin de mes jours. Décemment, sans excès, mais sans privation. Alors j’ai pété un peu les plombs. J’ai réduit mon patrimoine professionnel : à quoi ça sert d’avoir plus d’argent qu’il en faut pour vivre jusqu’à la fin de ses jours ? A transmettre à ses enfants. Je veux leur laisser quelque chose, je ne veux pas leur polluer la vie en leur faisant perdre les valeurs essentielles. Si tu ne te lèves pas le matin pour gagner ta vie, tu fais quoi de tes journées ?  A quoi tu sers ? Tu en fais quoi de tes talents ?

 

Je ne juge pas ceux qui capitalisent jusqu’à plus soif. C’est leur quête, c’est leur trip, mais je ne m’y associe pas ! Pour un peu, je les plaindrais ! On dit qu’un homme devrait pouvoir faire le tour de sa terre entre le lever et le coucher du soleil. Je partage cette idée. Alors un terrain trop grand, ça fait perdre la notion des choses et la tête.

 

Sœur Emmanuelle vient de mourir, suivant de peu l’Abbé Pierre. Quand on les voyait, parler, agir, bouger, on ressentait une aura autour d’eux, un bonheur, une plénitude. On se doutait que c’était pas rose tous les jours, mais que les joies et les bonheurs compensaient largement les coups durs. Ils n’avaient rien et pourtant ils allaient à la manœuvre. Ils se sont jetés à corps et cœur perdu dans la générosité et ils en ont fait des merveilles. Ils sont morts heureux et au passage à la douane, ils ont surement pu montrer la façon dont ils ont fait fructifier les talents.

 

Alors, qu’est ce qui me retient d’y aller, de me jeter à l’eau ? Pourquoi, j’y vais pas ? C’est quoi ce que j’ai en moi qui me bloque ?

 

Ce qu’ils ont fait, les bienheureux, c’était une goutte d’eau. Comme le colibri ! Mais si on s’y met tous, on va en faire des seaux de gouttes d’eau. Alors pourquoi on s’y met pas ? Pourquoi j’y vais pas ?

 

Qu’est ce qui me retient ? Mais qu’est ce qui me retient ? Le bonheur suprême est là et je ne vais pas le chercher. Pourquoi ?

 

Qu’est ce que j’ai au fond de moi qui m’agrippe et m’empêche d’y aller ? A moi tout seul, je peux changer le monde. Parce que si je trouve les raisons d’y aller, dix mille, cent mille personnes qui hésitent comme moi, iront chercher dans leurs tripes les mêmes motivations. Si j’y vais, elles y vont. C’est automatique. Alors, pourquoi est ce que je n’y vais pas…. ?

 

C’est vrai, je m’en servais pour expliquer aux enfants pourquoi c’était si important d’aller voter. Une voix sur vingt millions, tu pourrais te dire que tu ferais aussi bien d’aller à la pèche. Mais il y a dans le pays, cent mille, deux cent mille, cinq cent mille autres hésitants qui sont dans la même hésitation que toi. Tu votes, ils votent. Tu votes pour A, ils votent pour A. Ta voix ne porte pas une voix, elle porte cinq cent mille voix. Quelle importance tu prends ! Mais, si tu ne votes pas, ils ne votent pas !

 

Alors, si je n’y vais pas, ils n’y vont pas !

 

Il faut absolument que j’arrive à m’en rendre compte, à m’en persuader. Il n’y a pas eu beaucoup d’occasions depuis la naissance de l’humanité où un seul homme avait le pouvoir de tout changer. Aujourd’hui, c’est moi. J’ai le pouvoir. Je prends une partie du fardeau et j’éradique la misère. Je bouge le petit doigt et je transforme tous les excités en colombes. Alors, pourquoi est ce que je n’y vais pas ? Qu’est-ce qui est pourri en moi et qui m’empêche de voir la réalité en face ? J’ai admiré l’Abbé Pierre, pourquoi est ce que je ne reprends pas le flambeau ? J’aurais la gloire éternelle, je serai le plus populaire des hommes. Pourquoi est-ce que je ne risque pas le peu que j’ai dans cette martingale ? Je recevrais au centuple le peu que je vais miser. Je ne conserverai pas éternellement mes biens dérisoires. Je donne de l’importance à des trucs sans importance et je passe à côté de choses essentielles. Je me suis trompé dans ma vie. Je suis à côté de la plaque. Mais pourquoi je n’y vais pas ? Je n’ai même pas peur de manquer de manger. Alors, tant qu’on mange, on vit. Qu’est-ce que j’angoisse de perdre que je n’ai pas déjà irrémédiablement perdu ? Pourquoi, est-ce que j’ai si peur ? Et de quoi, mon Dieu ? De quoi ?

 

Et je passerais la douane triomphalement. J’en rendrais cent pour un des talents qu’on m’aura prêté. Quoi qu’il m’arrive, je les aurais faits amplement fructifier.

 

Le Lagrima glisse dans la gorge et sa douce chaleur réchauffe.

 

Même si je devais en manquer demain, plus tard, son souvenir, sa chaleur seront toujours là, au fond de moi. Si un jour, je veux à nouveau les ressentir, je n’ai qu’à puiser au fond de moi pour rendre à nouveau présent cette suavité, ce moelleux. Rien de ce que j’ai eu, rien de ce que j’ai ne me manquera. Tout cela est présent au fond de moi, pour toujours. Alors, où est le risque ?

 

Le doute m’étreint. Je suis peut être un sot. Je croyais avoir reçu l’intelligence. Eh bien non. J’ai reçu une étroitesse d’esprit. Je n’ai pas eu cent talents, je n’en ai eu que trois et surement pas la lucidité, ni la raison. Parce que sinon, j’irai….

 

Je suis pourtant redevable vis-à-vis de tous ceux qui n’ont rien, qui n’ont pas reçu de talents ou trop peu ou trop mal. Je les ai reçus pour eux, à leur place. Je représente les bancals, les imbéciles, les malades, les difformes, les colorés. Je leur dois d’y aller. Je me le dois, je le leur dois et je le dois à celui, à celle, à ceux qui m’ont tant doté.

 

Même vis-à-vis de l’écosystème, sur mon comportement écologique, je ne suis pas blanc bleu. Je trie mollement. Je consomme sans penser à mes déchets. Je laisse les lumières allumées et je ne suis pas économe de l’eau. Je suis un éco citoyen minable. Là non plus, je ne fais pas ma part !

 

La dernière gorgée de porto s’évapore dans ma gorge.

 

Dans le ciel de Bombay, au dessus de l’hôpital, un vol de corbeaux tourne…..

 

Si je trouve le courage, si je peux me détacher de mes minables possessions matérielles, si je trouve les tripes de tendre la main aux autres, si je n’ai pas honte de leur sourire, si je trouve la dignité de m’asseoir à leurs côtés, si j’arrive à regarder les canons en face et, sans trembler, les convaincre de leur stupidité, j’irai.

 

Demain, j’irai !

 

De toute façon, j’ai fini le Lagrima…..

 

 

 

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