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Une héroïne ordinaire

Par Pierre Burnet

Ils n’auraient pas du manger des champignons. Tout le monde le sait, les champignons, c’est traitre, insidieux, sournois. Ils étaient pourtant si jolis quand ils les ont ramassés dans la forêt et une savoureuse omelette aux champignons, qui y résisterait ? Et voilà, c’est fait. Ils les ont mangés. Ils dorment. Non, ils ne dorment pas, ils plongent dans un coma qui va devenir irréversible. Une course contre la montre est lancée. Si personne ne fait rien, dans 12 heures, ils ne s’en sortiront plus. Ils ont diné à 21 heures. Ce matin, il reste deux heures pour les sauver…..

Winnie the Pooh escalade la chaise et monte sur la table. Le pot de miel est en plein milieu. Il s’approche et glisse la patte à l’intérieur quand Porcinet se met à pleurer…..

Elise se retourne. Porcinet est toujours en train de pleurer. Un rayon de lumière perce au travers de la fenêtre.  Elle est dans son lit. Winnie a disparu, mais elle entend Porcinet pleurer.

Elle se frotte les yeux, empoigne son doudou et descend de son lit en se retournant comme on lui l’a appris. Elle marche à tâtons vers les pleurs qui viennent de l’autre chambre. Son petit frère s’est réveillé. Ce n’est pas Porcinet qui pleure, mais elle n’y fait plus attention. Son rêve se dissipe.

En se retournant le petit a perdu sa totoche. Elle glisse sa main entre deux barreaux, allonge le bras et s’en saisit. Elle la lui fourre dans la bouche en disant « Teti, teti, ‘ti frè’ ». Avec la tétine dans la bouche, le réflexe de succion s’enclenche. Il se met à suçoter et se calme aussitôt.

Elise sort, avec le sentiment du devoir accompli. Elle ne sait pas quelle heure il est, mais la lumière est plus vive qu’habituellement.  Elle a un peu faim. Le petit sûrement, aussi, c’est pour cela qu’il pleure, mais Elise ne le sait pas.

Maman n’est pas encore levée.  Est-ce normal ? Elle se rend dans la chambre de ses parents. La porte est ouverte. Les parents dans le lit, assoupis. Elle tire maman par le bras, mais comme elle ne réagit pas, elle contourne le grand lit pour attraper la main de papa. Il ne bouge pas non plus.

Elise n’a jamais été confrontée à une telle situation. Maman et papa dorment. Ca ne semble pas normal. Mais ils dorment. Ils se lèvent pourtant d’habitude quand elle vient auprès d’eux. Elle va devoir assumer toute seule.

Elle sort de la chambre et passe devant le séjour. Elle allume la télévision sur un programme qu’elle connaît bien : « Peggy pig ». Elle s’assoie devant et regarde en suçant son pouce. Mais ce matin, elle n’arrive pas à fixer son attention. Elle a faim.

Elle se rend à la cuisine. Elle ne sait pas ouvrir le réfrigérateur. En se mettant sur la pointe des pieds, elle avise sur la table un morceau de pain qu’elle commence à grignoter. Elle remarque aussi un biberon. C’est une bonne idée de faire un biberon pour le petit frère. Maman sera contente et fière de sa petite fille. Elle tire le tabouret, l’escalade pour attraper une bouteille. Elle remplit le biberon, puis comme elle l’a vu si souvent faire, elle prend précautionneusement avec la dosette le lait en poudre qu’elle verse dans le biberon. Combien de doses ? Elle en met trois, quatre. Elle visse la tétine et secoue le biberon pour bien mélanger. L’eau est froide et la poudre ne se dilue pas. Elle tente de boire, mais la poudre coagulée ne permet pas la tétée. Elle rage. Ce matin, rien ne va.  Elle ressort et ses yeux sont à nouveau attirés par la télévision : un nouvel épisode de Peggy Pig.  Il faut les pleurs de Raphaël pour l’en détacher.

Elle rentre à nouveau dans la chambre de Papa et Maman. Elle appelle, elle tire les vêtements, les bras, les jambes. La respiration est très hachée,  la température brûlante, mais Elise n’en sait rien. Tout ce qu’elle perçoit c’est que quelque chose d’anormal se passe. Elle pense à téléphoner. C’est si simple,  le téléphone. Elle s’empare du portable de son père sur la table de nuit. Elle tape sur quelques touches comme elle l’a vu faire. Et elle met l’appareil à l’oreille en disant « allo, allo ». Elle n’entend qu’une sonnerie. C’est agaçant quand même. Les autres fois, ça marchait bien. Elle redit « Allo, allo », puis repose l’appareil. Le téléphone doit être cassé ou bien il faut mettre des nouvelles piles. Elle entend le bébé qui continue à pleurer et  elle se met à pleurer elle aussi en suçant son pouce et en se berçant. Cela la calme. Elle prend une grande décision. Elle va sortir et prévenir quelqu’un. Elle passe dans la chambre du bébé et le prévient : « ‘tit frè’,  Papa et maman, dodo, nous sortir et prévenir zens ». Bizarrement, il  s’arrête de pleurer.

Elle s’habille rapidement. Que mettre ce matin ? Elle passe en revue ses vêtements.  « Ze vais mettre ma semise avec des manses bouffantes et ma zupe roze ». Ce n’est pas rien pour une petite fille de deux ans et demi de dire « Chemise avec des manches bouffantes » Mais Elise n’est pas n’importe qui. Donc, la chemise aux manches bouffantes, un collant, une jupe, deux chaussons. Puis elle va dans la chambre de son frère pour le sortir de son lit. Raphael est un gros bébé de six mois. Il pèse plus de neuf kilos.  Elise escalade les barreaux du lit et se laisse tomber à ses côtés. Elle l’empoigne pour tenter de le soulever ? Elle se rend vite compte qu’elle ne pourra jamais le porter. Tout ce qu’elle peut faire, c’est de le redresser légèrement. Elle se souvient que la barrière sur le côté du lit peut se baisser. C’était son lit auparavant. Elle l’a déjà vu faire. On baisse la poignée de gauche, puis de droite. Elle se met debout dans le lit et triture la manette. Elle s’énerve, elle s’appuie de toutes ses petites forces sur la barrière en serrant la manette.  Après quelques tâtonnements, le côté lâche brusquement, manquant de la faire tomber.

La route est dégagée, elle fait glisser Raphaël comme sur un pan incliné et  le suit à quatre pattes. Il faut maintenant l’amener jusqu’à la porte. Elle le traîne sur le parquet. Elle a de la chance, le pyjama glisse bien sur le sol. Une odeur très particulière attire son attention : « ‘ti frè’, tu as fait caca ».

Elle va chercher une couche, mais en chemin, elle est happée par l’écran de la télévision. Maintenant, c'est « Sam Sam ». Oh, il est rigolo Sam Sam, il fait une blague à Sam Nounours.  Brusquement, elle se souvient : « Maman, papa, vite » 

Elle retourne dans la chambre. Il faut préparer un baluchon. Le sac à dos Dora l’exploratrice, un doudou, un biberon d’eau. Elle hésite devant le sac, la peluche Oui Oui, Winnie, une poupée, Hello Kitty. Le choix est difficile. Elle ne peut en prendre qu’une. Comment trouver la bonne ? Elle reprend son doudou et se met à sucer son pouce. Pas Winnie, tout ce à quoi il pense c’est à manger du miel. Une poupée, c’est tentant, mais elle doit déjà se charger de son petit frère. Il n’y a qu’une place dans la poussette. Hello Kitty est attractive, mais trop récente, pas assez familière. Elle a besoin de quelqu’un de confiance, capable de l’aider et opte finalement pour Oui Oui, car il sait se sortir de situations difficiles. A de nombreuses reprises, il l’a montré dans le passé avec Potiron et son auto. Elle a faim et rajoute le morceau de pain. Le petit frère a recommencé à pleurer. Elle a décidé qu’elle ne le changerait pas. Elle lui explique qu’ils vont sortir. Il ne se calme pas. Elle prépare la poussette. Elle ne sait pas comment lui faire descendre les marches de l’entrée. Elle s’approche de la porte de l’entrée. Se hausse sur la pointe des pieds pour agripper la poignée, elle tire de tout son poids dessus. La porte s’ouvre.

Le courant d’air froid la surprend. Elle est saisie et se rappelle qu’il faut qu’elle mette un manteau et qu’elle en mette également un à Raphael. La tache est complexe. Mais elle arrive à retourner le petit, à passer les bras dans les manches et à boutonner le devant. Elle enfile sa veste. Le gingle de l’émission la distrait et elle retourne regarder le programme. Sam Sam fait à nouveau le clown, ça la fait rire. Raphaël, en se retournant fait un peu de bruit et elle revient à la réalité.

Elle sort sur le palier et entreprend de descendre la poussette. Elle glisse le long de quelques marches et la poussette dévale jusqu’en bas dans un vacarme.  Elle a peur, croit qu’elle s’est fait mal et se met à pleurer. Elle s’assoie sur une marche, sort du sac le doudou et se balance lentement sur la marche. Elle s’arrête en entendant les pleurs redoubler. Raphael, elle l’a oublié.

Elle remonte jusqu’à l’appartement. Comment faire descendre l’escalier à ce gros patapouf de Raphaël ? Elle le tire jusqu’au premier rebord, puis avec beaucoup de tendresse, elle le prend sur les genoux, l’empoigne très fort et elle descend une marche sur les fesses. Elle respire, entame la seconde, la troisième. Elle l’enlace au niveau de la taille pour le serrer et doucement glisse sur la marche inférieure. A un moment, Raphael lui échappe et Elise n’arrive pas à le retenir. Fort heureusement, elle est presque arrivée en bas. Raphael pleure beaucoup et Elise se met aussi à pleurer. On ne se rend pas compte parfois comme la vie est difficile.

Elle s’aperçoit au bout d’un moment qu’elle est arrivée en bas de l’escalier avec Raphael et la poussette. Elle se relève, redresse la poussette et tente de hisser Raphael dessus. La poussette roule et se dérobe. Au bout de plusieurs tentatives, la poussette se bloque contre la marche et Elise réussit à hisser Raphael sur le siège. 

Enfin.  La délivrance est proche. Elle remet son sac à dos. Elle sort avec la poussette. Le vent est gelé et violent. Malgré le manteau, Elise sent le froid la transpercer. Elle ne sait pas où aller, mais sait confusément qu’il faut qu’elle reste devant l’entrée. Alors, elle fait avancer et reculer la poussette en guettant.

Il fait si froid. Elle cherche quelqu’un. Elle ne pense pas aux dangers de la rue, se faire écraser, se faire bousculer, se faire enlever.

Une passante pressée passe près d’elle sans la remarquer. Une petite fille de deux ans et demi, ça mesure à peine 90 cm. Elle tient une poussette avec un bébé dedans. Surement les parents ne sont pas loin. Elle tente d’aborder les gens en disant « Papa, maman».  Les gens ne remarquent pas. Il fait froid. Elle pleure. Elle rage. 

Tout en pleurant, Elise se met en travers du passage d’un monsieur affairé et agite les bras. Et elle crie « Messieur, Papa, Maman, ils font dodo. » Elle saute pour se faire remarquer.

Le passant s’accroupit près de la petite fille. Il cherche les parents du regard. Il est pressé, il n’a pas très envie de perdre du temps. En plus, il fait très froid. La petite pleure, il ne comprend pas ce qu’elle dit. L’enfant dans la poussette pleure aussi. L’homme est en retard. Il n’a pas beaucoup de temps. Il sort son téléphone portable. Il va appeler la police.  Il remarque la tenue mal fagotée. La façon dont le bébé dans la poussette est habillée. Il se dit : « Ces SDF, ils ne savent plus quoi inventer pour mendier. Maintenant, ils mettent les bébés sur le trottoir. Il faut que les services sociaux interviennent». Il se relève, il s’apprête à continuer son chemin après avoir prévenu quelqu’un qui pourrait prendre ces petits en charge.  Il a composé le  17 et il attend qu’on décroche. Il regarde encore la petite fille avec le visage plein de larmes. Et il croise les yeux qui le regardent fermement sans ciller. Il comprend brusquement qu’il se passe quelque chose de tout à fait anormal et de grave. Il ferme le téléphone. Il questionne avec beaucoup de douceur. Il prête attention au flot discontinu, haché de sanglots et de paroles. Il suit le doigt qui indique, voit les fenêtres fermées.  Il prend la petite par la main, pousse la poussette et rentre dans l’immeuble. Il fait asseoir la fillette sur la dernière marche, lui demande de surveiller le bébé. Il gravit les marches avec l’intention de secouer les cloches à ces parents irresponsables. Il pousse la porte entrouverte. Il s’aventure dans l’appartement. Il aperçoit dans la chambre  le couple inconscient. Il réagit rapidement et appelle les secours. Son rendez-vous attendra. Pendant ce temps, assise sur la marche, Elise a ressorti son doudou et suce son pouce en berçant la poussette, tour à tour inquiète et confiante. Elle a très peur en entendant la sirène des pompiers et encore plus en voyant débarquer ces géants de toutes les couleurs.  Elle se fait toute petite et se ratatine sur la marche. Personne ne fait plus attention à elle ou à son petit frère. Ca crie, ça s’agite, ça galope dans les escaliers. Ce n’est que quand elle voit passer sa maman sur une civière qu’elle se lève en s’approchant. Le passant redescend à ce moment-là avec le capitaine des pompiers et il la montre en expliquant ce qu’elle a fait.

De grands bras la soulèvent. D’autres bras s’occupent du petit frère. Elise réclame « Maman, Maman » en pleurant. Un gigantesque pompier la rassure : « On s’occupe de ta maman, c’était limite, mais maintenant tout va bien. Tu as sauvé ton papa et ta maman. » Pendant que l’ambulance emporte les corps inconscients, Elise et le petit frère sont pris en charge dans les véhicules des pompiers. La petite fille est redevenue le moulin à paroles qu’elle est habituellement et parle avec tout son entourage. La contagion fait zozoter tout le monde.  Arrivés dans la caserne et pris en main par les secouristes, les deux enfants boivent enfin un bon biberon. Elise passe de main en main. Chacun veut être pris en photo avec elle. Le journaliste local qui traînait par là a en main un bon article et mitraille à tout va. C’est la nouvelle mascotte de la caserne. On lui a mis sur la tête la plus petite taille de casque de pompier qu’on ait pu trouver.  Dans quinze jours, les parents rétablis, devant une énorme assistance de toute la caserne et des personnalités réunies, le capitaine remettra solennellement la médaille d’or des pompiers à la minuscule petite fille.

Une femme en uniforme lui rapporte son sac à dos. « C’est à toi, ce sac ? » Elle en analyse le contenu en le sortant. Elise s’écrit « Mon Oui-Oui » devant la peluche et l’agrippe en la serrant très fort dans ses bras.  Un super excellent bon choix !

 

FIN

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===>  Livre d'or  <====