G.M. 19/10/2013 //// La nouvelle en PDF !
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G. M. 19/10/2013

 

Par Thomas Burnet

 

Guillaume termina d’enfiler son vieux pantalon plein de tâches et dut rentrer un peu le ventre pour essayer de remonter la fermeture éclair, le bouton ayant disparu depuis déjà bien longtemps. Un jour, se dit-il, il faudrait qu’il sacrifie un autre pantalon, parce qu’il faudrait bien se rendre à l’évidence qu’il n’avait plus sa taille de jeune homme, cette dernière ayant cédé face aux assauts répétés de la crème que sa femme ajoutait systématiquement aux petits plats qu’elle confectionnait. « Peut-être réessayer un régime » se dit-il en enfilant ses chaussures. Car sur ce pantalon, il y avait tout de même toutes les traces des travaux réalisés au cours de ces vingt-cinq dernières années : le bleu myosotis de la chambre de leur première maison, des bouts de mastic des travaux dans les différentes salles de bain, le jaune des chambres des filles ou encore les trainées d’enduit de lissage de la dernière session de réfection des murs du salon… sans compter les déchirures et autres accros des récoltes précédentes !

 

Ce n’était pas qu’une simple tenue pour activités salissantes : c’était le témoignage de ce qu’il avait fait et vécu au cours de sa vie d’homme. Il se demanda soudain si cette pensée n’était pas un peu trop exagérée, avant d’effacer cette question de son esprit : les souvenirs, il aimait bien ça. Tout comme cette cueillette à laquelle il allait s’adonner, comme dans son enfance, dans le Sud, près de Béziers, là où les mûriers poussent à foison, et où les fruits sont gorgés de soleil. Comme quand il partait, avec ses sœurs, ses grands-parents et leurs deux chiens, un seau autour du cou, avec le défi d’aller chercher des mûres là où personne n’osait s’aventurer et cette tentation permanente de piocher dans la récolte. Pendant la balade, il y avait aussi les concours de lancer de bouts de bois et le ramassage des ceps de vignes morts pour le feu du barbecue. Et lors du retour à la maison, l’énorme balance était posée sur la table de la cuisine ; tout le monde y versait son obole soigneusement, et, dans un silence religieux, la voix de sa grand-mère qui annonçait, avec une pointe de fierté, le poids total de la récolte. Son grand-père sortait alors un petit calepin et retranscrivait le jour, les noms des cueilleurs et le score atteint. Souvent, il rappelait d’anciens résultats et annonçait si on avait enfin réussi à faire mieux que la fameuse récolte du 4 aout 1988, lorsqu’à cinq, ils avaient rapporté quinze kilos trois cent quatre-vingt-douze de mûres. Un jour, ils atteignirent les treize kilos sept cent quatorze, mais ne parvinrent jamais à faire mieux.

 

Depuis qu’il avait repris le flambeau, Guillaume essayait de garder le même rituel, mais maintenant que les filles étaient grandes, qu’elles étaient parties faire leurs vies ailleurs, elles n’étaient pas souvent là pour la récolte.

 

Un peu nostalgique, il enfila son imperméable tout terrain. Une autre chose qui avait changé : en Bretagne, la saison des mûres était bien plus tardive que dans les Pyrénées Orientales. Il n’était pas rare de pouvoir en trouver  jusqu’au début du mois de novembre. Guillaume s’était donc habitué à ce nouveau calendrier ; il avait même trouvé agréable de retrouver un petit bout d’été au milieu de la grisaille automnale. Ainsi, en ce samedi 19 octobre, il était fin prêt pour sa dernière fournée de la saison.

 

Alors qu’il ouvrit la porte, il fut surpris de trouver Francis, son père, en face de lui. Ce dernier, la main en l’air, prête à frapper contre la porte, semblait tout aussi étonné de le voir ouvrir avant qu’il n’ait pu signaler sa présence. Le jeune homme resta sans voix.

 

« - …

- Bonjour Guillaume. Je… euh… J’… Tu t’apprêtais à sortir ? »

 

Il l’observa rapidement et son regard s’éclaira lorsqu’il vit le seau attaché à une ficelle lui pendant au cou.

 

« -Tu vas cueillir des mûres ? Au mois d’octobre ?

- Je vois que tu as gagné en perspicacité.

- Je ne veux pas te déranger… Je passais dans le coin et je me suis dit que… »

 

Guillaume le coupa : « - Tu t’es dit que tu pourrais enfin passer ? »

 

Francis soupira : « Oui, ça fait longtemps… »

 

Guillaume acquiesça : « C’est pas rien de le dire… Comment as-tu fait pour trouver ? 

- Tes cartes de vœux… A défaut d’y répondre, je les garde. Du coup, j’avais ton adresse… »

 

Un silence passa, pendant lequel Guillaume réfléchit à la réorganisation de son programme et Francis attendait pour savoir à quelle sauce il serait mangé.

 

« - Tu veux venir chercher des mûres avec moi ?

- Bien sûr ! Mais tu es sûr qu’il va en rester ?

- Non, je sors pour le plaisir ! » Il laissa un temps. « On n’est pas à Béziers tu sais, c’est la Bretagne ici !!! Les mûres viennent plus tard… Viens par là, je vais t’équiper. »

 

Cinq minutes plus tard, les cueilleurs étaient prêts et grimpèrent dans la vieille 104 blanche, avec une dizaine de seaux. Ils partirent en direction du lac de Guerlédan.

 

« - Alors tu poursuis la tradition familiale de la cueillette des mûres ?

- Il faut bien que quelqu’un le fasse… Si je veux pouvoir transmettre ce rituel familial, il faut l’entretenir… J’ai passé des moments incroyables avec papi et mamie quand nous partions chasser les mûres ! » Le sourire de Guillaume se propagea sur le visage de Francis. Ils restèrent ainsi, rêveurs et souriants, dans le silence, chahutés par les amortisseurs fatigués de la vieille Peugeot, la tête à des centaines de kilomètres de là. Puis le père demanda :

 

« - Et tu y vas seul à chaque fois ?

- Oh non ! On s’est fait de belles balades dans le coin avec Manon et Sophie, mais elles sont parties faire leurs vies ailleurs tu sais… Enfin, tu pourrais le savoir si tu avais été plus souvent là…

- Oui, je sais… Tu as raison… Je sais bien que j’ai merdé sur ce coup-là. Toi au moins, tu as mieux choisi tes priorités ! Je suis sûr que tu seras aussi un très bon grand père ! Bien mieux que je ne l’ai été… » Il soupira avant d’ajouter : « C’est mon plus grand regret…  » Après un silence, et conclut : « Malheureusement, la vie ne se rejoue pas… »

- Tant qu’on respire, il n’est jamais trop tard ! D’ailleurs, tu es venu, c’est un bon début… C’est un peu tard, mais comme on dit « Mieux vaut tard que jamais » ! », conclut Guillaume avant de tourner subitement à droite et de s’engager dans un petit chemin. Il dépassa un panneau indiquant que le chemin était privé et se gara au bout de quelques mètres. « On y est ! » déclara-t-il en serrant le frein à main.

 

« - Tu vois le petit chemin de terre ? », reprit-il en montrant du doigt. « Tout le long, de chaque côté, c’est plein de mûres ! J’ai un accord avec le retraité qui a ce chemin : je lui débroussaille et, en échange, il me laisse cueillir ce que je veux. Bien sûr, je lui donne quelques pots de gelée faite avec ses mûres… J’alterne entre les voies publiques et cette réserve personnelle !

- Bravo, tu gères bien les choses ! On y va ? »

 

Ils parcoururent près d’un kilomètre avant de revenir. A chaque fois qu’un seau était plein, ils le laissaient sur place, prenaient un autre seau et continuaient, mécaniquement, leur récolte. Au bout de trois heures, ils étaient revenus à la voiture, tous les seaux pleins et ils repartirent vers la maison de Guillaume. Là, la phase la plus personnelle du rituel commença : la grosse balance transmise officiellement par mamie Jeanne, l’obole, seau par seau, l’annonce solennelle du poids de la récolte et un petit calepin, où Guillaume écrivit avec joie : « 19 /10/2013, après-midi, Chemin de M. Garreau, Guillaume et Francis (??!!!), 11,863 kg. »

 

Pendant que son fils écrivait, Francis répéta : « onze kilos huit cent soixante-trois… C’est moins que le 4 aout ! » Guillaume acquiesça, un sourire aux lèvres. Il n’était pas déçu, il était heureux que son père y ait pensé…

 

            « - Il est dix-sept heures, tu veux faire ta gelée ce soir ou pas ?

- Ben j’aurais été tout seul, oui, mais comme tu es là, on va peut-être faire autre chose…

- Comme tu veux, tu sais, moi ça me fait plaisir de t’aider. »

Guillaume croyait son père quand il lui disait ça. Certes, ça faisait bien quinze ans qu’il n’avait pas mis un pied en Bretagne, mais ce n’était pas parce qu’il n’aimait pas son fils. Ensemble, ils avaient partagé des bons moments… plus par le hasard des choses que par une volonté farouche de Francis de faire partie de la vie de son fils. Généralement, si Francis était là, c’est qu’il avait soit une conférence, soit un collègue à voir. Malheureusement, la Bretagne était exclue de son champ d’activité. Donc, quand Guillaume, la vingtaine et une fiancée enceinte avec lui, avait déménagé de la région parisienne pour installer sa famille en Bretagne, ils s’étaient naturellement moins vus… Entre deux avions et ses recherches, il n’avait « pas de place dans son planning » ou « un truc qui venait de tomber à la dernière minute ». La famille bretonne était allée quelques fois le voir à Paris, mais dans un soixante mètres carrés, même au plein cœur de Paris, c’était petit par rapport à une grande longère bretonne sur un terrain de deux mille mètres carrés.

 

« Alors c’est parti ! »

 

Les deux hommes s’attelèrent à la première phase : nettoyer, mixer et filtrer les mûres pour enlever les pépins désagréables. Pendant qu’ils s’affairaient, ils discutaient en même temps : Francis faisait état de l’avancé de ses recherches, et Guillaume retraçait la vie de sa famille et donnait au passage à son père quelques nouvelles de sa mère que ce dernier n’avait pas vue depuis longtemps.

 

Une fois la grande marmite à confiture pleine d’une lisse purée violette, Guillaume sortit son ingrédient secret, une innovation par rapport à la recette de sa grand-mère : au lieu d’utiliser du sucre à confiture, enrichi en pectine, il avait au congélateur un stock de jus vert de mûres non mûres qu’il ajoutait à sa préparation, en plus d’un sucre blanc normal. « C’est plus naturel », expliqua-t-il à son père.

 

Celui-ci se mit à rire et expliqua qu’en fait, sa grand-mère utilisait déjà des fruits verts lorsque le sucre à confiture n’existait pas. Mais que depuis que le progrès l’avait inventé, elle ne voyait pas de raison de ne pas l’utiliser. Guillaume se sentit un peu bête mais fut heureux de savoir qu’au final, il était revenu tout seul à la recette traditionnelle familiale… 

 

Ce fut ensuite l’heure de la cuisson, que menait Guillaume, pendant que Francis lavait les pots vides. Le fils en profitait pour préparer en même temps les étiquettes qu’il collerait sur les pots. Une fois la préparation suffisamment cuite, Guillaume sortit son entonnoir à confiture et, avec son commis du jour, ils enchainèrent le remplissage d’une trentaine de pots. Ceux-ci étaient fermés et posés la tête à l’envers sur des plateaux recouverts de torchons, une autre entorse à la méthode familiale qui passait par la réalisation de carrés de cellophane attachés avec de petits élastiques de couleur.

 

Il ne restait plus qu’à attendre que les pots refroidissent pour que la stérilisation soit terminée.

 

« - Pendant ce temps, je te propose du pain, du pâté, et du cidre dans le salon ?

- Ca c’est une excellente idée mon fils. »

 

            Il était un peu plus de vingt-et-une heure lorsqu’ils pénétrèrent dans le salon sombre de la longère.

 

« - On va se faire un feu pour se réchauffer un peu.

- Et bien ! C’est dans la cheminée que tu devrais faire ta confiture ! Là ce serait vraiment plus naturel qu’avec ta plaque à induction !!!! » S’exclama Francis en découvrant la cheminée monumentale qui trônait dans la pièce. « C’est comme ça que ta grand-mère faisait quand j’étais petit…

- Tu as raison… mais il me faudrait une crémaillère… » Il resta pensif, avant de reprendre : « Dommage que mamie se soit mise à utiliser le gaz, j’aurais bien aimé voir ça…

- Oh, tu sais, Maman était une faiseuse de confiture tout-terrain : dans la cheminée, en camping, dans une cuisine de luxe ou sur les plaques d’un mini-van… tu lui donnais des fruits, du sucre, et de quoi chauffer et elle se débrouillait ! Je suis sûr que même sur une île déserte, elle aurait trouvé le moyen d’en faire.

- Toi aussi tu as vécu de bons moments auprès d’eux…

- Oh oui, plus que je me peux m’en rappeler ! » Un silence se fit.

 

« Mais comment mets-tu ton bois là ?

- Ah ! A mon tour de t’apprendre des choses ! C’est du cross-fire ! J’ai appris ça lors de notre voyage en Finlande, il y a huit ans. Tu mets deux buches parallèles, puis deux autres, perpendiculaires aux premières, et ainsi de suite… Tu fais au moins cinq étages, tu mets des brindilles et un peu de journal au milieu, tu glisses une allumette et tu regardes…  Vas-y, je te laisse allumer ! ».

 

Francis prit une petite allumette de cuisine, un peu dubitatif sur la capacité de ces trente centimètres pour allumer un feu. Il la craqua, la déposa comme son fils le lui avait expliqué et se recula pour observer. En moins de cinq minutes, le cœur du feu s’était allumé et les flammes commençaient à monter.

 

« - Et ça va chauffer très vite, tu verras… »

 

Francis s’assit sur le canapé et Guillaume mit un disque. Il vint s’asseoir et les deux hommes dinèrent tranquillement devant le feu en parlant de tout et de rien. Francis s’amusait à reconstruire la tour de bois quand elle s’écroulait. Après le diner, Guillaume proposa à son père de faire griller quelques châtaignes ; il rapporta une petite cagette du cellier et son père s’arma de la poêle pour les faire griller.

 

Ils finirent ainsi la soirée, grignotant des châtaignes au coin du feu.

 

Guillaume installa son père dans la chambre de Manon, transformée depuis son départ en chambre d’amis. Avant de le laisser se coucher, il vint le prendre dans ses bras.

 

« - Merci d’être venu papa. Ca m’a fait plaisir, et ça m’a fait du bien de passer un peu de temps avec toi. Je crois que c’est la première fois depuis que je suis breton… C’était bien.

- Y’a vraiment pas de quoi fiston. Ca m’a fait très plaisir aussi. J’ai eu l’impression de rattraper un peu le temps perdu.

- Tu sais ce que disait papi… Ce qui est perdu est perdu ! On va dire qu’il y a certaines choses qui mettent plus de temps à venir que d’autres…

- Comme les mûres en Bretagne ?

- Oui,  exactement… Comme les mûres en Bretagne… »

 

En redescendant, Guillaume s’aperçut que les pots de gelée de mûres étaient encore à l’envers sur le plateau. Alors, avant d’aller dormir, il prit un à un les pots et colla sur le couvercle l’étiquette qu’il avait préparée plus tôt. Lorsqu’il colla la dernière étiquette, il lut fièrement à voix haute : « G. M. 19/10/2013 », avant d’ajouter «Un bon cru… un très bon cru ! »

 

FIN

 

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