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Sa première perle salée

 

Ecrit par Thomas Burnet

 

Elle avait consulté sa liste plusieurs fois depuis qu’Elle avait vu son nom y réapparaître. Elle savait que ce jour allait arriver, ce n’était pas une première. Et comme lors des fois précédentes, c’était toujours le même questionnement, le même dilemme… Parce que normalement, rien, ni personne n’est éternel, enfin… presque !

 

Elle apparut dans sa bibliothèque, où il passait encore l’après-midi, comme souvent. Elle aimait cette pièce, où chaque bout de mur avait été recouvert de livres, où régnait un calme qui La changeait du tumulte habituel des hommes. Bien qu’immatérielle, Elle s’y sentait bien. Elle s’approcha lentement, alors qu’il était plongé dans un gros ouvrage aux pages jaunies par les décennies.

 

Elle se souvint leur première rencontre, le 6 avril 1850, le jour de sa naissance. L’accouchement avait été un très long calvaire. C’était une nuit étrangement calme pour Elle, alors Elle avait prit le temps de s’asseoir et d’observer, c’était si rare…

 

La jeune mère hurlait de douleur et poussait de toutes ses forces. Au cœur d’une chaumière pauvre, pleine de courants d’air, cette fille de quinze ans, aux cheveux blonds angéliques, tout comme ses yeux bleus innocents, entrait avec perte et fracas dans le monde des adultes. La vieille du village était là, les draps avaient bouillis et les hommes avaient été relégués dans la maison des voisins.

 

Ca faisait très longtemps que le travail avait commencé lorsqu’Elle arriva sur place. Au bout d’une heure, la vieille encouragea la pauvre enfant à ne pas abandonner, le bébé arrivait. Le petit être, fripé, sale, mais surtout inerte, fut enveloppé dans un drap et soulevé. La mère releva la tête, attendant d’entendre son enfant crier.

 

La vieille tapa dans le dos de l’enfant, l’invectivant à pousser son fichu premier son. Doucement, du coin de la pièce, Elle se leva et s’avança doucement vers l’enfant, sous les « Allez ! Vas-tu donc crier foutu gamin ? ». Elle éleva lentement sa main, prête à toucher le front du nouveau né de son doigt fatal. C’est alors qu’Elle le regarda. Son petit visage, ses petits doigts qui dépassaient de la serviette… Elle en avait déjà vu beaucoup, Elle en avait déjà pris tant, et ce n’était pas prêt de s’arrêter, mais soudainement, cette nuit-là, Elle hésita. Les petits doigts s’agrippèrent à sa manche. Elle sursauta. Elle n’était pas habituée au contact. Pour la première fois depuis qu’Elle prenait des vies, cette nuit-là, La Mort voulut la donner. Elle retira donc sa main et assista, émue, à l‘éveil d’une vie, à ce petit garçon qui prit une grande inspiration, avant de crier la preuve de son existence. Avant que la vieille ne le pose dans les bras de sa jeune mère, il ouvrit les yeux et les planta droit dans les Siens. C’était la première fois qu’on La regardait ainsi, comme si, pour une fois, on La voyait. Troublée, Elle disparut de la petite maison. 

 

Elle regarda sa liste par curiosité. Le nom n’était pas rayé, mais il avait disparu, comme s’il n’y était jamais venu. Elle s’occupa du nom suivant, et emporta avec Elle un vieillard qui avait fait son temps…  Bien entendu, le jeune Adrien revint sur sa liste. Il avait deux ans à ce moment-là et était atteint de la peste. C’était le cœur de l’hiver. Il était assis dans un coin de la pièce, isolé, tremblant, était livide et brulant. La Mort se dit qu’Elle avait là une occasion de rétablir le cours normal des choses. Alors qu’Elle approchait sa main, Elle croisa à nouveau son regard. Là, encore, Elle avait l’impression qu’il La voyait. Et il Lui sourit, comme s’il L’avait reconnue. Un émoi naquit en son sein et Elle décida de donner une nouvelle chance à ce petit. La troisième fois, qu’Elle espérait lointaine, Elle ne se défilerait pas.

 

Mais Adrien n’eut rien d’une vie calme, posée et sans danger. Elle le retrouva souvent sur sa liste et ne parvenait pas à se résoudre à éliminer celui qui semblait lui permettre de casser un peu sa solitude. Il avait cinq ans lors de leur troisième rencontre et huit à la quatrième. C’est cette fois-là qu’il sembla ne plus La voir. Mais le mal était fait, Elle s’était attachée à lui et ne parvenait plus à achever Sa tâche le concernant. Pour ne rien arranger, il prenait cette étrange capacité à survivre à tout avec une incroyable modestie et en profitait pour la mettre au service des autres. Il devint ambulancier. Pendant la guerre de 1870 contre la Prusse, alors qu’un obus venait d’éclater à côté de lui, il se releva, sévèrement blessé, et fit tout son possible pour porter secours à ses camarades. Alors qu’Elle fauchait à la pelle à cette époque, Elle prenait parfois le temps de venir l’observer avec fierté ; Elle en aurait eu les larmes aux yeux si Elle avait pu pleurer. 

 

Elle savait que ce caprice était contre nature, et qu’il bousculait l’ordre des choses. Mais Elle était la Mort, et se prendre d’amitié pour un petit humain, parmi les milliards de milliards qu’Elle avait déjà pris ne devrait pas faire dérailler la « grande mécanique de la vie ».

 

Ainsi, Adrien Ource était le seul humain qu’Elle ne touchait jamais.

 

Elle le vit grandir, avec la bienveillance d’une mère, s’attachant vraiment à cet être qui était de moins en moins insignifiant à ses yeux. Il devint homme, mari, père, puis grand-père, puis arrière-grand-père, ce qui, pour quelqu’un de sa génération était un exploit.  Chaque 6 avril, il se recueillait quelques instants en mémoire de ceux qui lui avaient donné le jour, en n’oubliant jamais de remercier ce qu’il appelait « sa bonne étoile ». Elle le prenait pour Elle.

 

Un peu avant ses cent ans, alors que nombres de ses amis avaient été emportés par la maladie, la vieillesse ou un accident de la vie, il se tourna vers la spiritualité et la méditation. Il se déplaçait lentement, s’essoufflait vite, mais il était toujours passionné par la vie, et était devenu un sage. On venait le voir pour un conseil, pour un avis ou simplement pour lui confier les difficultés de la vie. Il savait être une oreille attentive et sa voix, posée et grave, réconfortait souvent en quelques paroles, tout comme son lumineux sourire, qui, lorsqu’il n’arrivait plus à dérouler le fil de sa réflexion avec des mots, finissait ses phrases.

 

Son centième anniversaire fut une grande fête, tout comme son cent-dixième, son cent-vingtième et toutes les dizaines qui suivirent. Lorsqu’il atteint ses cent-soixante ans, cela faisait bien longtemps qu’il s’était résigné à ne plus voir Marcelle sa femme, apportant une belle charlotte aux fraises, ou son fils Samuel, lui offrant un livre avec une dédicace personnalisée sur la page de garde. Il faisait son possible pour être de toutes les célébrations, pleurant autant aux mariages qu’aux enterrements. Il vivait pour toutes les personnes qu’il aurait souhaité avoir à ses côtés.

 

Ce 8 octobre 2013, quand Elle pénétra dans sa bibliothèque, Elle se demanda comment lui vivait ce goût d’éternité. Elle avait emporté avec Elle des plaintifs, des geignards, des qui se lamentaient à demander sans cesse de crever, mais lui, jamais. Il ne laissait rien paraître, et ce jour-là, Elle se demanda s’il était heureux. 

 

« - De quoi dois-je mourir aujourd’hui ? »

 

Elle sursauta. Elle regarda autour d’Elle, mais ne vit personne d’autre à part Elle. Se pouvait-il que… ? Il se retourna et planta son beau regard d’un vert usé vers Elle :

 

« - Vous venez pour m’épargner encore une fois aujourd’hui ? »

 

Confuse, Elle ne savait pas comment réagir. Elle se sentit soudain très bête et une multitude de questions se bousculèrent dans Son esprit.

 

« - … euh… j… euh… je… »

 

Il sourit et se leva. Il avança péniblement jusqu’à Elle. Lorsqu’il arriva à Son niveau, il s’appuya sur le bord de la bibliothèque, et Lui tendit la main en déclarant :

 

« - Enchanté, je suis Adrien Ource. »

 

Elle cacha ses mains dans son dos.

 

« - Je… je ne peux pas vous serrer la main… sinon… je… vous allez… »

 

Il sourit à nouveau.

 

« Pouvons-nous nous tenir au moins bras-dessus, bras-dessous pour que vous m’aidiez à regagner mon fauteuil ? 

 

- Euh… oui, ça c’est possible. ».

 

C’est ainsi qu’Elle se retrouva à marcher dans une bibliothèque au bras d’un vieillard, comme on aide quelqu’un à traverser une rue fortement fréquentée.

 

Il s’agrippa au fauteuil et s’y assit lentement. Il L’invita à s’asseoir en face de lui. Il Lui sourit en silence, de ce beau sourire qui illumine un visage et qui fait passer mille mots.

 

« - Comment pouvez-vous me voir ? 

 

- J’ai beaucoup médité voyez-vous, et, je crois que c’est au cours de ma cent-troisième année, lors d’une de mes séances, vous êtes venue me voir en silence. Je ne vous avais pas remarquée, mais vous avez déclaré : « Quoi ? Encore un arrêt cardiaque ? Et bien, mon cher Adrien, votre muscle cardiaque ne défaillira pas aujourd’hui ! », avant de disparaître. J’ai fait de plus en plus attention et j’ai réussi à vous voir. D’abord lors de mes méditations et ensuite, dans la vie de tous les jours. J’ai appris à sentir votre présence. Ce qui m’a étonné lorsque je vous ai vue pour la première fois, c’est… » Il marqua une pause pour reprendre correctement son souffle. Au bout de quelques minutes, il releva la tête, La dévisagea et finit : « c’est que vous me paraissiez familière. Petit à petit, j’ai émis des hypothèses, imaginant que la grande Faucheuse en personne avait décidé, pour je ne sais quelle raison, de m’épargner. Cette idée me semble être la bonne, la raison quant à elle m’échappe encore. »

 

Il inspira lentement et profondément pour calmer sa respiration.

 

Elle n’en revenait pas. Elle cherchait quoi dire, par où commencer…

 

« - Je… je ne sais pas vraiment comment vous expliquer… C’est le jour de votre naissance… Ca avait été pénible pour votre mère et vous, et je n’avais pas envie que tout cela ait été fait pour rien. En plus, vous m’avez regardé comme jamais personne ne l’avait fait avant. Pour la première fois, je ne me suis plus sentie seule… Par la suite, vous n’avez rien fait qui ne m’ait donné envie de mettre fin à vos jours… »

 

Adrien la coupa : « - Parce que vous pensez que Martin Luther King, Mère Théresa ou Gandhi avaient mérité de mourir ?

 

- Oh non… En fait, je n’en sais rien ! Les noms apparaissent sur ma liste et je prends soinà ne rien savoir de votre monde pour ne pas m’attacher. C’est essentiel pour que je puisse accomplir ma mission. Je suis la Mort, la dernière étape de la Vie.

 

- Alors c’est tout simplement le hasard ? Pas de destinée glorieuse ? Pas de destin particulier ? Juste une histoire de moment ?

 

- Oui, juste une histoire de moment… C’est souvent comme ça, non ?

 

- Si vous le dites… Vous vous y connaissez plus que moi non ? »

 

Elle acquiesça doucement. Ils restèrent en silence pendant de longues minutes.

 

- En avez-vous assez Adrien ?

 

- Honnêtement, non. Je n’en aurais jamais assez d’être en vie. J’ai connu trop de gens que vous avez pris plus jeunes que moi pour me plaindre… Alors, non, je n’en ai pas assez d’être en vie. »

 

Il laissa un moment, avant de reprendre.

 

« - En revanche, je suis fatigué. 

 

- Fatigué ?

 

- Oui, fatigué. Fatigué d’habiter cette carcasse rouillée et usée jusqu’à la corde. Fatigué de voir des jeunes et des fringants s’éteindre sans pouvoir les aider. Fatigué de vivre entouré des fantômes des êtres qui m’étaient si chers. Fatigué de voir la folie de certains mener tous les autres dans le mur…

 

J’ai vécu cent-soixante-trois très beaux printemps, je ne serai pas triste de partir aujourd’hui… »

 

Et Elle ? Qu’allait-Elle faire si Adrien disparaissait ? Elle redeviendrait une anonyme éternelle, achevant Sa basse besogne seule sans aucune attache, comme Elle l’avait toujours fait… Elle ressentit une étrange boule en Son sein. Etait-ce cela qu’ils ressentaient tous lorsqu’Elle venait prendre quelqu’un ? Etait-ce pour cela que certains venaient se jeter sur Sa route ?

 

Elle fut interrompue dans ses pensées par quelque chose qui tomba sur Sa main. Elle regarda et vit une goutte. Une larme ? Ainsi, Elle pouvait pleurer Elle aussi. Elle releva le regard vers Adrien, interloquée. Le vieil homme s’était relevé et la regardait avec tendresse. Il lui tendit la main. De sa vieille voix rauque et bienveillante, il déclara :

 

« - Enchanté, je suis Adrien Ource. »

 

FIN

 

 

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