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Lutte des classes

Par Pierre Burnet.

Le premier jour est une fête.

Le vieux s’est fendu d’une bouteille.

Je ne l’ai jamais vu très expressif. Jamais vu un sourire, jamais un mot gentil.

Toujours le visage buriné fermé. Il n’alignait jamais plus de trois mots et t’avais intérêt à faire fissa, parce que s’il était avare de mots, les torgnoles pleuvaient dru.

Et là, il a été bizarre. Il m’a pris par les épaules ; il a plongé ses yeux gris dans le miens et on sentait qu’il avait envie de dire quelque chose, mais ça sortait pas.

Il aurait pu verser une larme, mais je crois que ces yeux là n’ont jamais pleuré. 

Il a grommelé quelque chose d’incompréhensible. Il a secoué les épaules et la tête comme s’il s’en voulait d’avoir montré une parcelle d’humanité et il a été chercher la bouteille dans le frigo.

A voir les mains calleuses et empotées tenter d’ouvrir le truc en fil de fer, j’ai réalisé que c’était probablement la première fois qu’il ouvrait une bouteille de champagne. Avec douceur, je lui ai proposé de l’ouvrir à sa place et il a de nouveau grommelé quelque chose qui ressemblait à un assentiment en se raclant la gorge.

J’ai débouché. Ca a fait « Bang ». J’ai vite rempli les verres, parce que la mousse débordait et malgré mes précautions, j’en ai un peu mis partout.

On a cogné nos verres et on a bu en silence, face à face sans se regarder. On ne parlait pas parce qu’on aurait pas su quoi se dire. A la fin, c’est moi qui ai rompu la glace. « Je vais préparer mon balluchon. »

Quand je suis revenu, la bouffée d’émotion que j’avais ressentie avait disparu. Le vieux était de nouveau impénétrable. Il avait refermé sa carapace, comme si ç’aurait été malsain de la laisser ouverte trop longtemps.

Je suis sorti sur un « salut, ‘pa » et j’ai rejoint ma gare.

Je suis cheminot. Enfin, je viens d’être cheminot. J’ai passé les exams. J’ai attendu longtemps et avec angoisse les résultats et j’ai été reçu, accepté, embauché. J’ai signé mon contrat hier et j’ai intégré l’entreprise dans laquelle je travaillerais probablement jusqu’à la fin de mes jours.

Cheminot, conducteur de locomotive, un vieux rêve. Un rêve de puissance. Oh, ce n’est pas demain que j’actionnerai les leviers, les volants, les pédales de ces puissantes machines. Je suis parti pour un long apprentissage pendant lequel j’assisterai un conducteur chevronné chargé de me former. De m’apprendre le doigté avec lequel il faut dompter le monstre, le cajoler, l’apprivoiser. Mais ça y est, je suis dans la place et à moins d’une monumentale cata, je vais arriver à conduire la bête.

J’ai été affecté à la gare Saint-Lazare. La plus calme à ce qu’on m’a dit. « Tu démarrerais sur la gare du Nord, j’te raconte pas. La gare de tous les dangers. Faut avoir l’œil partout. Y’a un peuple sur les quais, un accident arrive vite. Le matos est naze. Des fois, ça freine même pas. Montparnasse, c’est l’usine. Et la gare de l’Est, faut que t’ai fait tes classes, c’est le bâton de maréchal, la gare de l’Est. Non, crois-moi, petit, ici, t’es tranquille et t’es plutôt verni. 

On apprend les codes. Entre cheminot, y a des signes de reconnaissance. Des p’tits trucs comme ça qui permettent de se reconnaître. Au rail, les métiers se côtoient, mais tout le monde ne joue  dans la même cour. La classe la plus basse, c’est les mécanos. Toujours crasseux, toujours de mauvais poil. Toujours à râler. Tu peux pas copiner avec les mécanos. Bon, c’est vrai qu’on les fait sortir par tous les temps pour remettre en état. Ils sont de tous les coups durs. Une tuile, une tempête, un vandalisme, c’est du boulot pour les mécanos. Les biffeux, c’est les administratifs qui vendent les billets. Eux, c’est service – service. J’arrive à l’heure, je repars à l’heure. Un quart d’heure avant la fin, c’est pas la peine de leur demander quelque chose. Ils préparent leurs affaires et dès que l’aiguille arrive sur le douze, ils ont le paletot sur le dos et ils sont dehors. Le contrôle fait illusion. Ils ont de chouettes tenues. Ils paradent, ils plastronnent, Ils font comme si, mais en réalité, ils sont verts parce que le corps le plus prestigieux, c’est le mien, c’est la roulante.

On est des seigneurs. C’est nous qui chevauchons les monstres d’acier et qui les maîtrisons.

On a notre langage qu’on affecte de parler devant les autres pour montrer. Quelques fois, le contrôle vient pour fayoter. On cause, mais on ne copine pas. Faut pas qu’ils s’y croient.

On m’a affecté à Gégéne. Je suis son apprenti. Je démarre le matin avec lui, je pause avec lui, je finis avec  lui. Quand on est déplacé, qu’une rotation nous a emmené loin de chez nous, on dort ensemble dans les chambres d’une autre gare. On trimballe nos sacs.

On rencontre des autres roulants, on me présente, on me jauge et on m’accepte. Parce que Gégéne, c’est quelqu’un. Un dur, un vieux, un solide.

L’apprentissage se déroule lentement et j’emmagasine les gestes, les informations, les précautions.

C’est quelques mois plus tard qu’une petite blonde est venue me retrouver entre deux services.

Les petites blondes, c’est un peu mon faible. J’avais déjà repéré les fesses de celle-là et je ne savais pas trop ce qu’elle faisait. Elle devait tourner dans une équipe, mais c’était pas une roulante. J’en étais sûr.

 « Axel, tu viendrais pas nous retrouver avec les potes à la CNT-Rail ? ». J’étais flatté qu’elle connaisse mon prénom.

J’en ai parlé à Gégéne. Il m’a expliqué que la section Rail de la Confédération Nationale du Travail était parmi les plus actives. Il m’a aussi dit que c’était pas trop son truc, mais qu’il fallait reconnaître que sans les syndicats, on aurait pas autant d’avantages. Donc, il ne m’a pas encouragé, mais il ne m’a pas non plus découragé.

J’y ai été, un peu pour les potes, beaucoup pour les fesses de la petite blonde.

La petite blonde m’a accompagné un soir à une réunion. Elle m’a présenté à tous les camarades. Ils m’ont chaudement félicité et accueilli. Ils m’ont dit que si je voulais, ça serait ma troisième famille. Après la mienne et celle de la boite. J’ai dit d’accord. Je pensais à la petite blonde.

J’ai appris que la petite était syndicaliste. Il y en avait quelques uns. Ils étaient payés par la boite, mais ils ne bossaient pas. Ils faisaient du syndicat. Ils étaient payés par les patrons pour défendre les ouvriers. Ca m’a paru bizarre.

Je voyais bien que je lui plaisais un peu et quelques jours plus tard, au sortir d’une réunion, un peu tardive, je l’ai retenue dans la voiture et on s’est bécoté.

Il m’a fallu longtemps pour arriver à la mettre dans mon lit. Elle paraissait délurée comme ça, mais entre le moment où on s’est embrassé et le moment où elle a accepté de se dessaper, la drague a duré quelques mois.  Chaque fois que j’essayais de la tripoter, elle me regardait avec des drôles de yeux, un air de quelqu’un qui a un peu bu mais qui garde sa lucidité et elle disait « Pas encore, je ne suis pas prête ». Je ne tenais plus. Mais je te dis pas, je n’ai pas regretté. Un jour, on est rentré chez moi. J’ai essayé de la peloter. Elle m’a repoussé. Elle m’a dit de m’asseoir dans le canapé et elle a commencé à enlever ses habits. Quand elle a fait valser sa chemise, son fut’ et qu’elle a commencé à dégrafer son soutif, j’ai commencé à fondre. Brusquement, les plus beaux petits nénés du monde sont apparus. Et elle, qui me regardait, toute rouge, toute fragile, toute gauche, toute intimidée de son audace qui n’osait plus enlever son slip. Je me suis fait tout tendre, tout caressant et l’instant d’après sans que je me souvienne comment, on était dans le lit, nus comme des vers et je léchais son corps.  

Elle m’a appris les revendications, les pressions patronales, les justes évolutions des métiers. Elle m’a expliqué la grève. Ce qui est empoisonnant avec la grève, c’est que la paye ne tombe pas. Enfin, elle tombe un peu, mais nettement moins que si tu bosses normalement. On a beau, dans les négociations demander le paiement des jours de grève, c’est de moins en moins accepté. Lucie (le nom de la petite blonde) m’a expliqué qu’à la CNT, ils avaient trouvé une parade : la grève de 59 minutes. Si la grève dure moins d’une heure, pas de retenue de salaire et si tu trouves le bon créneau pour placer tes 59 minutes, c’est l’emmerdement maximum pour zéro baisse de salaire. Tu tiens les patrons par les couilles.

Elle m’a annoncé confidentiellement que CNT prévoyait une grosse désorganisation du travail pour la semaine des vacances de Pâques. « Tu comprends, Axel, le patronat nous mène en bateau. La nouvelle carte horaire, c’est de la flexibilité déguisée, les automates dans les gares, c’est des licenciements de biffeux, Les équipes de contrôleurs compactes, c’est un poste sur dix qui est supprimé. Insensiblement, la direction modifie les règles du jeu alors que le trafic voyageur ne baisse pas. C’est la sécurité des voyageurs et la qualité du service qui est bradée. »

Ca se tenait ! J’ai dit d’accord pour des tranches de grève de 59 minutes et j’ai dit à Lucie que je voulais bien aider les camarades pour les tracts, les affiches et tout le tintouin.

Lucie m’a regardé dans les yeux. « Tu ferais ça ? T’es trop mignon. » . J’ai pas regretté ma nuit.

A la prochaine réunion, on a décidé de tenir une assemblée générale et après un discours bien senti de Christian Milleux, le secrétaire général de CNT- rail, la grève a été déclenchée. 

D’un côté, la direction tentait de calmer le jeu. De l’autre, nous commencions la grève perlée : 59 minutes à l’heure de pointe.

Le mécontentement grondait. Les usagers râlaient. On se faisait insulter, prendre à partie. Alors que nous nous battions pour la sécurité de tous, c’est à désespérer de la conscience populaire. A un moment, il y a eu un conducteur passé à tabac. Un non gréviste qui se fait casser la figure par des passagers ulcérés par la grève. Dès que la nouvelle a été connue, tous les agents sont passés à la grève illimitée. Dans tous les couloirs, dans toutes les assemblées, on fulminait. Voilà ce qui arrive à cause de l’intransigeance de la direction. En plus, il parait que c’est quelqu’un de chez nous. Quand j’ai appris ça, j’étais remonté à bloc. Quelqu’un qu’on côtoie, peut-être tous les jours qui prend des coups pour des avancées sociales. J’ai essayé de savoir qui c’était, le pauvre gars. Quand je l’ai su, les jambes m’ont manqué. C’était Gégéne qui s’était fait alpaguer. La douche froide ! J’ai été à l’hôpital prendre de ses nouvelles. On m’a pas laissé le voir. Il avait des fractures compliquées et on l’avait mis en coma artificiel à cause de la douleur.

Je suis revenu remonté. On me voyait au premier rang de toutes les assemblées, de tous les défilés. J’ai été présenté à Christian Milleux et je lui ai dit que depuis l’accident de Gégéne, il pouvait compter sur moi. A la fin des réunions, j’étais celui qui chantait le plus fort L’Internationale.  Je donnais du camarade à tout le monde.

Les négociations s’étiraient en longueur, mais quand devant l’émeute, la gare Saint Lazare a fermé deux jours, la direction qui se battait pied à pied et concession par concession, a fini par plier. Quand on a repris le travail avec une grosse perte de salaire, on en avait gros sur le cœur. Pourquoi nous avoir fait autant lanterner ? Pourquoi avoir suscité autant de malaise et d’inconfort chez les usagers ? Pourquoi avoir tant tardé ?

Gégéne s’est lentement remis, mais il ne pilotera plus jamais de locomotive.

Trois mois plus tard, lors des élections, malgré la présence de nombreux autres candidats, Christian Milleux qui représentait la section CNT-Rail a été élu secrétaire général de l’ensemble de la confédération CNT. Avec les camarades, on a fêté tard la victoire. Lucie à moitié grise d’alcool s’abandonnait sur mon épaule. Elle m’a regardé avec des yeux mouillés et m’a dit « On a réussi. » Pendant que j’acquiesçais, tout à la joie de la victoire, elle continuait. « Si Christian n’avait pas réussi une grève dure, on n’aurait eu aucune chance ! »

C’est pendant la nuit que j’ai compris. Lucie ronflait et je n’arrivais pas à trouver le sommeil. Les mots résonnaient dans ma tête et me faisaient mal : « réussi une grève dure ». Ce n’était pas pour nous, pas pour les conditions de travail, pas pour la qualité de service ; la grève, ç’avait uniquement été pour ça ! Gégéne avait perdu son boulot et sa raison de vivre, on s’était fait incendier, des millions d’usagers avaient galéré  pendant des jours pour que Christian Millieux gagne les élections. Ca me faisait penser à un chef de service qui reçoit une promotion parce qu’il a atteint ses objectifs. Je m’étais fait proprement manipuler. 

J’ai rendu ma carte. Je ne vois plus Lucie.  Je rends visite à Gégène une fois par semaine et nous parlons du bon temps. Je fais mon travail le plus proprement que je peux et ça fait longtemps que je n’ai pas dit « camarade » à quelqu’un.

 

FIN

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