Abkhazie - Des médailles et des hommes /// La nouvelle en PDF !
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No Future

 

Par Pierre Burnet

Août 2008

 

Abkhazie

 

Le soleil se levait. Sur la mer Noire, les reflets s’égayeraient de couleurs vives. On aurait l’impression que le peintre éclaircirait d’un seul coup toutes ses teintes.

 

Le vert brumeux des arbres se révélerait en vert profond et éclatant, l’herbe, humide de rosée éliminerait sa couleur jaunâtre pour révéler un vert clair d’une vivacité ponctué ça et là par des petits points brillants, les dernières gouttes qui bientôt s’évaporeraient.

 

Sur la mer, le gris, le noir évoluerait lentement en un vert d’eau miroitant.

 

Allongé, adossé à un arbre, Ivan caressait doucement les cheveux de Natacha. La journée promettait d’être belle et il faudrait en profiter.

 

Ils pourraient commencer par un tour en barque pour profiter des instants où la brume évanescente encore accrochée aux ajoncs se déliterait dans la chaleur montante. Yvan laisserait traîner une ligne. Par habitude.

 

Au bout d’un moment, Natacha s’étirerait et Ivan reprendrait les rames pour regagner le bord. Puis, sur le chemin, ils ramasseraient des champignons.

 

Natacha sourirait. Elle passerait par le poulailler chercher des œufs et les champignons à peine cueillis et les œufs à peine cassés frissonneraient dans la poêle.

 

L’eau chaude d’un thé brûlant et une large tranche d’un pain bis comblerait largement leurs appétits et c’est repus qu’ils sortiraient bras dessus, bras dessous, sur le perron de leur maison, admirer la nature, éveillée.

 

La journée se préparerait à être calme et tranquille. Ivan couperait du bois. Cela faisait plusieurs jours qu’il l’avait prévu et Natacha ferait la grande lessive de la semaine. C’était le jour.

 

Ils profiteraient de tous les instants pour se rapprocher l’un de l’autre et toucher de l’épaule, du bras, de la hanche le corps de l’autre pour se rappeler l’un à l’autre qu’ils vivaient l’un pour l’autre, l’un avec l’autre.

 

Ivan caressait doucement les cheveux de Natacha. Une couleur rouge, incongrue, se mêlait à la blondeur naturelle de la jeune fille. La large entaille sur le côté du cou ne coulait plus. Ivan caressait les cheveux et les larmes qui coulaient sur son visage retombaient sur la joue de Natacha.

 

L’imparfait de l’habitude se transformait implacablement en un conditionnel de l’hypothétique. Tout ça à cause d’un oléoduc russe !

 

 

 

Des médailles et des hommes…

 

« Thierry Rodriguez ! »

 

Le jeune homme élancé leva le bras et sourit à la camera qui s’attardait tour à tour sur chacun des concurrents.

 

Il secouait les jambes pour faire tressauter les muscles des cuisses et ainsi les décontracter. Il tentait aussi ainsi d’évacuer la tension nerveuse qui s’était emparé de lui. « Une demi finale des jeux olympiques, c’est quand même quelque chose. ».

 

« Thierry Bernard ! »

 

Le jeune homme élancé avança d’un pas et se plaça au garde à vous. Pendant que l’adjudant continuait son appel, il pensa qu’il faisait sacrément chaud et il espérait que cela ne présageait pas une longue marche sous le soleil avec un sac à dos pesant.

 

 Il n’osait pas dévisager les autres concurrents et au moment d’un regard furtif vers le portugais à sa gauche, il s’aperçut que les autres gardaient également le regard fixe et que chacun tentait à sa manière de rester dans sa bulle.

 

Qu’est ce qu’il a dit, déjà, l’entraîneur ? « C’est dans la tête que ça se passe. C’est une course comme une autre. C’est bien d’y être arrivé, mais ça ne servira à rien si tu ne te qualifies pas pour la suivante. Tu ne penses pas aux jeux, tu ne penses pas à la médaille, tu ne penses pas à la finale, tu ne penses qu’à ta course. » Il faudrait faire aussi bien que Paul qui avait déjà pu se qualifier.

 

La vingtaine d’hommes appelés suivit le sous officier vers l’armurerie. Thierry aurait bien aimé savoir ce qu’ils allaient faire : En Afghanistan, les troupes étrangères servaient à deux tâches essentielles : tout d’abord, se montrer : le pouvoir politique les agitaient pour impressionner les talibans et les tenir à distance, histoire de leur dire : « soyez sage sinon, le monde entier qui a les yeux fixés sur notre pays se fâchera tout rouge et l’anéantira. » (Thierry pensait que cela ne serait pas une grosse perte). Ensuite, encadrer et former : la vraie chair à canon, ce sont les pauvres militaires afghans. La mission des français était par exemple de former les sous officiers de l’armée de terre locale. On en formait autant qu’il en mourrait. Alors la tâche semblait sans fin. Attentats, explosions, embuscades, pièges divers. La durée de vie chez les militaires afghans, ce n’était pas bezef ! 

 

 Il avait placé toutes ses affaires dans le container que tenait un chinois derrière le plot de départ. Après un moment d’hésitation, il y mit également ses lunettes de soleil. Ce n’est pas qu’elles l’auraient ralenti, c’est qu’il avait peur que dans les chocs de réception, elles tombent. Des Calvin Klein à 250€ ! Tant pis pour le look. Il aurait bien aimé être immortalisé après la course, avec les lunettes dans les cheveux. Il ne se souvenait pas qu’elles l’aient un jour protégé du soleil, ces lunettes-là !

 

Il reçut comme les autres un Famas, ce fusil d’assaut. Et le regarda tout d’abord avec dégoût. Le Famas, c’est sûrement une bonne arme, bien que depuis six mois, il n’ait pas eu l’occasion de tirer un coup de feu sur qui que ce soit, mais elle est épouvantable à nettoyer. Et quand tu te balades pendant une journée entière dans le sable et la saleté, tu passes un temps fou à la rendre nickel. Et si elle n’est pas nickel, l’armurier, ce con, te la rend avec un grand sourire en te disant « Pas propre ! » Et tu recommences, la graisse, les chiffons, le canon tellement lisse que quand tu regardes dedans,  tu en es ébloui.

 

Le temps s’éternisait : il faisait comme les autres, il le faisait passer. Il se mettait dans les plots de départ et il simulait des départs. Il courrait quelques foulées, allait jusqu’à la première haie, la sautait, la faisait tomber une fois sur deux, ce qui déclenchait la colère d’un arbitre chinois qui venait la redresser et qui vérifiait trois fois la mesure en lui décochant un regard noir. Visage jaune, regard noir. Non, ce n’est rien.

 

L’adjudant les rassembla enfin pour leur expliquer le programme. Ils allaient escorter une compagnie afghane. Départ dans 5 minutes. Camion jusqu’au pied de la montagne, puis chemin escarpé jusqu’au col, quelques tours dans la vallée pour impressionner les talibans et retour au bercail. La routine !

 

« A vos marques ! » Tous les concurrents rejoignent leur plot de départ. Thierry cala les pieds en répétant son rythme. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, saut, un deux, trois, quatre, cinq, six, …

 

« Soldats, garde à vous. » Ils s’alignèrent devant le camion et au signal de l’adjudant, ils montèrent deux par deux et s’asseyèrent, dos à dos. Il se cala contre Paul et tenta de s’assoupir.  Une fois tous les hommes en place, l’adjudant fixa la partie mobile qui avait permis l’accès et monta à côté du conducteur.

 

« Prêt » Il releva le corps. Il était maintenant prêt à bondir. Les muscles bandés comme un arc. Il attendait le coup de feu. Il pensait à Lucie, aux lèvres fraîches de Lucie.

 

Après une route chaotique (on aurait mieux fait d’envoyer des ouvriers de chantier que des soldats dans ce pays-là), la colonne de camions s’arrêta et ils descendirent. Paul l’attrapa par l’épaule et lui montra la vue. Thierry fut soufflé par la beauté du paysage de la chaîne de montagne qui s’élevait. Il faudrait marcher une petite heure pour atteindre le col. Il aurait voulu emmener Carine, en touriste. Il l’emmènerait sûrement, plus tard, quand le pays sera en paix. Oui, c’est ça, il l’emmènerait revoir tous ces endroits si beaux.

 

«Partez ! » Il poussa sur ses jambes comme jamais. Il se sentait bien. Il n’était jamais si bien parti. Un deux, trois, quatre,….

 

La colonne se forma. Ils précéderaient les afghans et des américains fermeraient la marche. Vraiment on les bichonnait ces afghans. Il faisait étonnamment frais. Cette marche s’annonçait comme très agréable. Pas de sac à dos et une température douce.

 

Le deuxième coup de feu le déstabilisa au moment où il prenait son appui pour franchir la première haie. Faux départ. Il glissa et cogna la haie qui se renversa l’entraînant au sol.

 

Ils se mirent en route pour cette heure de marche. Paul marchait juste devant. Il mit ses pas dans les siens. Ainsi, il pouvait laisser son esprit divaguer. Il pensa à Carine, aux petits seins menus de Carine.

 

Il se leva péniblement, comme groggy. Il avait du se cogner la tête. Il fit de grands moulinets avec les bras. En revenant vers son plot, il s’aperçut qu’un officiel agitait un carton jaune devant le portugais. C’est cet imbécile qui a fait le faux départ. Il secoua les jambes pour décontracter à nouveau les cuisses.

 

La montée était plus ardue qu’il n’y semblait. Heureusement que la chaleur ne se levait pas. Le col était en vue et la végétation changeait. On avait quitté les plaines verdoyantes pour des pentes escarpées ponctuées de buissons. Ils disparaîtraient bientôt pour laisser place aux arbustes.

 

« A vos marques ». Une nouvelle fois, ils se mirent dans les starting blocks. Ca va. Les sensations sont toujours bonnes. Ces premières foulées étaient faciles. Je la sens bien, cette demi finale.

 

Les derniers mètres avant la trouée dans la montagne étaient si pentus qu’ils se mirent à la file indienne et à un moment, Thierry dont le pied roula sous une pierre se rattrapa au ceinturon de Paul. Il le remercia d’une tape et le poussa pour lui redonner l’élan qu’il avait brisé.

 

« Prêt ! » Il bandit les muscles. Tendu comme au moment du lancer du poids ou du marteau. Toute la puissance prête à être lâchée ! Mais une brusque gène avait surgi du côté des côtes dorsales, elle n’était pas là tout à l’heure. Cela le souciait et le déconcentrait.

 

Un à un, ils émergèrent dans le cirque de la vallée. L’herbe verdoyante était si attirante qu’ils se seraient bien laissés aller à s’étendre dans la végétation pour une sieste.

 

« Partez ! » Le coup de feu le surprit. Il bondit. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, saut ! La douleur le fit hurler. Il retomba et continua. Un, deux, trois, … Comme c’était dur, comme c’était lent. Il n’arrivait plus à se redresser. Les jambes s’affaissaient. Il s’écoula sur le sol en arrivant sur la deuxième haie.

 

Il n’entendit pas le coup de feu, mais il vit Paul trébucher. Il se baissa pour le retenir. Le poids l’entraîna en avant. Il regardait incrédule la veste rougie et sa propre main ensanglantée. C’est alors qu’il entendit le deuxième coup de feu et qu’il ressentit la vive douleur à l’épaule.

 

Le tendon, c’était le tendon. Probablement froissé lors du premier départ. Il ne comprenait pas pourquoi il n’arrivait pas à se relever. Les soigneurs arrivaient avec un brancard et malgré ses tentatives pour tenter de regagner seul les vestiaires, ils le persuadèrent de se laisser transporter. Ils l’amenèrent jusqu’à l’infirmerie.

 

Thierry resta longtemps sur le sol. Tout le côté lui faisait mal et il ne respirait qu’en petites bouffées pour ne pas avoir à gonfler ses poumons. Il s’était laissé tomber aux côtés de Paul, face à face et il le vit s’éteindre lentement en même temps que le jour. Les échanges de coups de feu durèrent longtemps et les brancardiers ne vinrent le récupérer qu’une fois la nuit tombée. 

 

Thierry ne vit pas la course de Paul, car la seule télévision de la salle collective de l’hôpital chinois diffusait à ce moment là un quart de finale de ping pong.

 

Paul, l’athlète réussit malgré un départ très moyen à accélérer et à arracher une place de troisième, significative de la médaille de bronze. Paul, le soldat, reçut à titre posthume la médaille militaire et la croix de chevalier de la légion d’honneur. 

 

Les deux Thierry, rapatriés en France firent connaissance à l’hôpital du Val de Grâce où ils occupaient la même chambre. Ils s’échangèrent des photos. Ils devinrent les meilleurs amis du monde. Je crois même qu’ils ont été les parrains de leurs enfants respectifs.

 

Comme quoi,

se battre pour un drapeau dans un pays lointain,

blessé,

avoir un ami, prénommé Paul,

médaillé,

c’est peut être une façon de se faire un copain.

 

 

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