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NO FUTURE

 

 

 

Treize degrés cinq

 

Par Pierre Burnet

 

« Ils ont éclaté de rire et le maître m’a regardé attentivement : Marin pécheur ? Mais ma pauvre Lise, il n’y a plus de poissons dans la mer. 

 

C’était difficile alors, de leur expliquer : Papa. Les longues semaines passées en mer. Les bateaux qui revenaient avec de moins en moins de poissons. Et puis après, les interdictions. Plus le droit au Thon Rouge ! Plus le droit au Cabillaud ! Plus le droit au Hareng ! Plus le droit ! Plus le droit ! Plus le droit ! »

 

Lise se leva, ouvrit le frig’ et sortit une Stout. Du menton, elle lança une interrogation à son interlocuteur et devant l’assentiment, elle en sortit une autre.

 

Elle les décapsula et pendant qu’elle buvait une gorgée au goulot, elle posa l’autre devant l’homme.

 

Ils burent lentement la forte bière au malt de whisky, en silence.

 

L’homme reposa sa bouteille avec un tac sonore et se leva : « C’est pas tout ça, mais j’ai du boulot demain. »

 

« Ouais, ouais. Viens, tu connais le chemin. C’est par là. »

 

Ils sortirent de la pièce, Lise le précéda pour entrer dans la chambre et lui indiqua la salle de bain. Elle avait conservé sa bouteille de Stout à moitié vide, en but une gorgée pendant qu’il se douchait, puis s’essuya la bouche d’un revers de main pendant qu’elle l’entendait se sécher et passer un peignoir. Ils se croisèrent sans un mot. Lise laissa tomber ses vêtements par terre, rentra dans la cabine de douche et fit couler de l’eau chaude. Faire partir cette odeur tenace. Elle se savonna longuement après avoir fermé le robinet, puis le rouvrit, se rinça et coupa l’eau. Ce n’est pas parce qu’on a un visiteur qu’on va gaspiller. Elle se sécha et au moment de rentrer dans la chambre, elle s’arrêta et retourna à l’armoire de toilette. Elle prit une petite bouteille d’eau de toilette dont elle versa quelques gouttes dans le creux de la main qu’elle se passa dans le cou.

 

Il avait éteint la lumière, elle se glissa sous le drap. Tout de suite, il l’entoura de ses bras, il la caressait, la palpait. Il lui fit un peu mal en malaxant ses seins. Elle s’assura d’un frôlement de main qu’il était prêt. Elle bascula sur le dos et l’amena sur elle pendant qu’elle ouvrait les jambes. Elle l’aida à s’introduire surtout pour ne pas avoir trop mal. Il s’activa pendant quelques instants. Ce n’était pas désagréable et elle pensait que c’était exactement ce dont elle avait besoin en ce moment : une Stout fraîche et une bonne baise. Pour l’exciter un peu, elle fit entendre des petits gémissements. Elle sourit quand il accéléra et qu’il se redressait un peu faisant ressortir les muscles de ses bras et de son torse. Elle aimait les sentir comme ça, sûrs d’eux, dominateurs. Il se raidit soudainement et se relaissa tomber comme une masse. Elle le repoussa de côté. Elle n’avait pas envie de se lever pour se relaver. Elle attrapa de la main une boite de kleenex et s’essuya. Elle roula en boule le mouchoir de papier et le fit retomber au pied du lit.

 

Il s’était tourné sur le côté et ronflait légèrement et elle reposait songeuse sans réussir à trouver le sommeil.

 

« Marin Pécheur, mais Lise, il n’y a plus de poissons. »

 

Je le sais fichtre bien ! Le père partait de plus en plus loin, il était absent de plus en plus longtemps. Il ramenait de moins en moins de prises. Heureusement, la pension de solidarité avait permis de tenir, de manger. La profession était sinistrée, alors, la société payait. Un peu !

 

Pourtant, elle se souvenait d’avant. Le père l’emmenait parfois sur le bateau. Il fallait se lever tôt. Elle se couvrait bien. Ca bougeait beaucoup. Les hommes parlaient fort. Il y avait de l’excitation quand on jetait le filet et encore plus quand on le remontait. On ne savait jamais ce qu’on allait remonter. C’était un peu comme une chasse au trésor. Et il y avait toujours quelque chose : des thons, un banc. Elle aimait se mettre à l’avant du filet qu’on allait remonter et de deviner avant les autres les poissons. Un éclair blanc, ça signifiait un poisson. Un feu d’artifice de petites touches blanches qui jouaient dans la mer, c’était le jackpot. Elle se retournait alors et sans rien dire, elle regardait le visage de son père pendant que les poissons se déversaient sur le pont. Il était si solide. Il semblait si sûr que le puit serait sans fond, que la richesse était inépuisable. Et plus tout doucement, sans qu’on s’en rende compte, lentement, les vannes à poissons ont commencé à se fermer. Il y avait de moins en moins de prises. Le filet ramenait de plus en plus d’algues et de cochonneries. Elle se précipitait alors sur les bidons, les sacs, les pneus et les jetait rageusement à la mer comme pour effacer leur présence.

 

« Mais Lise, il n’y a plus de poissons ! » Elle imitait le maître et sa voix haut perchée. « Maaaais, Liseu, il n’y a plus de poissssons. » Il faisait siffler les s en allongeant les sons.

 

Il y en avait toujours, mais on n’avait plus le droit de les pécher. Alors, le père partait de plus en plus loin, chercher des espèces qu’on avait encore le droit de ramener. Des poissons de seconde zone qui ne payaient même pas le gaz oil. Qui ne trouvaient même plus preneurs à la criée ou alors à des prix dérisoires. Et le père ne comprenait pas que ce n’était plus rentable de sortir. Il ne savait pas faire autre chose, alors il continuait. Il s’enfonçait doucement et puis un jour, il est parti trop loin. Trop longtemps. Elle sentit ses yeux s’humidifier et des larmes venir. Et c’est arrivé, ce que toutes les familles de pécheurs redoutaient. Le bateau qu’on attend. Et qui ne rentre pas. On essaie de se rassurer : on se dit qu’il a été un peu plus loin, qu’il va mettre un peu plus de temps à revenir. Et on attend. Et le cœur bat quand la voile se présente au loin. Et le cœur saigne quand on voit que c’est pas la notre. Et on demande si quelqu’un l’a vu. Les hommes secouent la tête sans vous regarder. Ils ont déjà compris. Mais nous pas encore. On s’accroche. On espère. On attend encore sur le quai alors que tout le monde est rentré, que la criée a eu lieu et qu’on remballe. Le désespoir monte quand on se retrouve seule sur le bord. Il n’y a plus d’agitation, les caisses ont été rincées et s’égouttent sur le bord. Les femmes font l’amour avec leur pécheur de mari et les enfants mangent des sucres d’orge. Et alors, toi, tu commences à te durcir. Tu commences à comprendre. Tu te dis qu’il va falloir être forte. Et tu te dis que tu n’as plus de papa !

 

Alors pour le venger, tu te dis : « Plus tard, je serai Marin Pécheur. » Et il se trouve des imbéciles pour t’affirmer : « Maaaais, Liseu, il n’y a plus de poissssons. »

 

Et ben si ! Il y en a !

 

Après ma troisième, j’ai fait un diplôme de pisciculture et j’ai été embauchée en 2023 par le grand groupe Ducatos. Là, j’en ai du poisson !

 

En plus maintenant toutes les mers ont été déclarées domaine protégé. Depuis la parution du décret de mai 2021 interdisant définitivement la pèche, ils se font des couilles en or chez Ducatos ! Les rois de la ferme piscicole ! Les rois du saumon ! Les rois du maquereau ! Les rois de la sardine ! Les rois du thon ! Les rois de tout !

 

C’est des portugais. Avant tout le monde, ils avaient compris que la mer c’était fini. Alors, ils ont commencé la ferme. Et comme ils sont malins. Ils n’ont pas fait des cuves comme les autres, dans les terres, mais ils se sont servis des découpages des côtes et lorsque la configuration s’y prêtait,  ils créaient des bassins. A des endroits où ça ne gênait pas trop le tourisme. Les rois du bassin en extérieur !

 

Moi, c’est les fermes du Noirot, dont je m’occupe. C’est un îlot que l’on ne trouve pas sur une carte. Il faut une journée de bateau pour venir. Et il n’y a rien d’autre à voir que mes poissons. C’est pour ça que personne ne vient. Enfin, un contrôleur tous les mois, toute les six semaines ou tous les deux mois. Qui m’apporte des caisses de stout, qui me saute et qui repart avec la pèche : dix tonnes de saumon, cinq tonnes de saumon. Selon la demande. Pour ne pas faire chuter les cours. A l’endroit où je suis, je ne fais pas le thon. Trop compliqué, le thon. Il faut des bassins spéciaux avec du courant tout autour. Moi, je fais le saumon. Je suis la reine du saumon.

 

C’est pas compliqué, le saumon : les bassins sont organisé selon la croissance. Dans le tout petit, on met les alevins. On les fait en laboratoire. On avait essayé une fois avec le fils Ducatos de sauter cette étape. Sauter. Un bon coup, le fils Ducatos. Mais, c’était trop inégal. Ca se reproduit pas comme ça, le saumon. Même à l’endroit où on avait reproduit les frayères, on n’atteignait pas des résultats satisfaisants. Alors que maintenant, une femelle pleine, du sperme de mâle et hop, on obtient des millions d’oeufs. Un petit bouillon de culture avec des protéines et des antibiotiques et hop, on obtient des millions d’alevins. On me les apporte et moi je les engraisse. Je suis relié par des gros tuyaux qui m’apportent la nourriture toute faite avec les médicaments déjà dedans et je prends les commandes : Et dix tonnes pour le mois prochain ! Tout est automatisé.

 

Bon c’est un boulot cool. Je ne vois pas un chat. Je me trimballe toute la journée avec le casque de mon lecteur MP3 sur lequel j’ai enregistré tout ce que je connaissais en Jazz. Je m’envoie en l’air au rythme des visites du contrôleur. J’ai des stocks de Stout. J’ai juste une chose à faire : surveiller la température : 13 degrés cinq. Le saumon, c’est treize degrés cinq. Si ça descend, ce n’est pas grave, mais ça ne descend jamais. Ca monte. Ca veut toujours monter. Et si ça monte, le poisson meurt. Alors moi, je suis la responsable du thermomètre ; treize degrés cinq, pas plus !

 

Une fois, j’ai perdu un bassin entier. Pas par ma faute. Mon générateur était en panne. J’ai vu tout de suite que j’avais du mal à tenir les degrés. Alors j’ai vite appelé et le temps qu’ils m’envoient quelqu’un, la température a monté : quatorze, quatorze cinq. Déjà, les saumons, y savaient plus où ils habitaient. Ça s’agitait dans l’eau. Et quand ça s’agite, les saumons, la température monte encore plus. Quinze. Les soubresauts ont commencé à être désespérés. Quinze et demi. C’est comme de l’eau bouillante pour nous. Les petits ventres blancs ont commencé à flotter à la surface. Ca a commencé à se calmer dans le bassin. Seize. C’était fini. J’avais perdu le bassin.

 

Qu’est ce que ça schlingue le saumon mort ! Epouvantable ! Je ne suis pas bégueule. Vivre dans le poisson du matin au soir, ça te rend humble du côté odorat. Mais là, je ne supportais plus.  Il a fallu vider complètement. La puanteur !

 

Lise s’endormait doucement et faisait des rêves de poissons, de mers, d’embruns et de vent.

 

Le matin, quand elle se réveilla, l’autre était déjà dans la salle de bains à se brosser les dents. Elle soupçonna qu’il avait été un peu bruyant exprès pour qu’elle sorte du lit et lui prépare le p’tit dej’ et le baluchon. Il l’agaçait un peu celui là. Elle préférait le petit jeune. Il racontait un peu sa vie, mais bon, il prenait plus son temps pour les trucs de sexe et il parlait pendant. C’était bien agréable.

 

Elle s’habilla rapidement et alla dans la cuisine préparer le café. Celui là l’aimait bien fort. Elle, elle rajouterait de l’eau tout à l’heure pour qu’il soit buvable. Combien de tartines, déjà ? Elle venait de décongeler le pain. Il se les ferait lui-même. Je ne suis pas sa bonniche, quand même. 

 

Ils avalèrent le pain et le café sans dire un mot. Puis l’homme sortit tout de suite vers le poste de commande automatisé. Elle le rejoignit avec une tasse de café qu’elle venait de se reverser. « Tu en veux un ? » Il secoua la tête négativement et elle sentit bien que le café n’avait  pas été à son goût.  Merde, il n’est pas assez fort pour lui ? C’est déjà de la poudre à canon. 

 

- « J’ai transféré dans le dernier bassin les huit tonnes. Ca n’a pas changé, toujours huit tonnes ? »

 

Il grogna un assentiment, puis « T’as toujours du mal avec le bassin trois : t’es à 13 degrés 6. »

 

Elle pensa : « Tu m’emmerdes ! », puis « Ouais, mon générateur tourne à plein et je suis toujours en limite haute. »

 

« Je vais te faire envoyer un technicien. Il ne faut pas qu’il tourne tout le temps, sinon, il va surchauffer et tu risques l’explosion. Tu as le carnet de contrôle ? »

 

« Il est sous tes yeux ! » Elle indiqua le livret rouge sur l’étagère. Il feuilleta rapidement : « Ah, voilà, bassin trois. Mais la visite a eu lieu en janvier ! Si rapidement. Ce n’est pas normal. »

 

Il nota quelque chose sur son agenda et il se tourna vers Lise. « Bon, on transborde ? »

 

- « On transborde. » Le bateau avait été arrimé près du dernier bassin, le quatrième. Lise mit en route un levier et automatiquement, le bassin commença à se vider pour transvaser sa cargaison dans le bateau.

 

- « Voilà, il y en a pour trois quart d’heure. N’oublie pas de prendre tout de suite les prélèvements» Elle lui tendit un paquet de boites isothermes, chacune contenant un saumon que le contrôleur avait extrait d’un bassin différent pour le laboratoire. Il était primordial que l’on s’assure régulièrement que les poissons n’attrapent pas de maladie.

 

- « Ecoute, je reprendrais quand même bien un café. »

 

Lorsque l’opération de chargement fut achevée, le contrôleur prit congé. Ils se serrèrent la main. Le fait qu’ils aient fait l’amour ensemble ne signifiait pas que leurs rapports se soient modifiés. C’était de l’hygiène corporelle. Le contrôleur venait et ils faisaient l’amour. C’est comme ça. Lise se demandait pourtant comment ça se passait pour les rares fermes dirigées par des hommes. Est-ce qu’ils faisaient des trucs ? Elle en souriait en essayant d’imaginer le contrôleur avec un autre homme. « Surtout lui ! Encore le petit jeune, ça passerait ! »

 

Elle regarda le bateau partir sans émotion.

 

Machinalement, elle retourna à la salle de commande jeter un coup d’œil aux températures. Elle n’avait pas vraiment besoin de les vérifier visuellement. Tout était automatisé, les générateurs se mettaient en route au moment où il le fallait. Mais elle en avait pris l’habitude. Elle tapota l’aiguille de contrôle du bassin trois. Elle n’arriva pas à la faire bouger. Treize degrés six ! Elle leva les yeux vers le ciel  et soupira. Le temps était orageux, la journée allait être chaude !

 

Elle déambula sans but dans la ferme, passa d’un bassin à un autre. La chaleur commençait et elle sentait de la sueur couler sur son front.

 

« Elle s’inquiéta d’un seul coup et alla vers le bassin trois. Elle prit un thermomètre manuel pour vérifier plus précisément. Elle regarda incrédule : « treize degrés sept ! Merde ! »

 

Elle se précipita dans le local de contrôle, le générateur tournait à plein régime, mais la température montait insensiblement. Elle regarda l’aiguille monter lentement d’un dizième et se décida à transférer le bassin trois vers le dernier bassin. Elle resta appliquée pendant l’opération, malgré la chaleur qui s’était faite pesante. Elle en profita également pour couper les frayères. Ces pans inclinés ne servaient plus à la reproduction, mais on les avait maintenu pour permettre aux saumons de prendre un peu d’exercice. Et ça marchait, le poisson était un peu moins gras que celui que l’on pouvait trouver dans d’autres fermes. Mais dans les frayères, le niveau d’eau était faible et elle se réchauffait plus vite. Une journée comme aujourd’hui, il fallait jouer sur tous les tableaux.

 

Une fois qu’elle eut achevé toutes les manipulations, elle fut soulagée. Elle avait arrêté le générateur du bassin trois maintenant vide pour le laisser se reposer et la température des autres bassins était convenable,

 

Elle alla se chercher une Stout, la décapsula et la dégusta à petites gorgées en se promenant entre les bassins. Elle avait récupéré son casque et son lecteur et chantait à tue tête « Oooonly yooooou… »

 

Dans un mois, elle recevrait les nouveaux alevins et une nouvelle fournée commencerait. Elle regarda le tuyau d’alimentation du bassin deux se mettre en route et les saumons se précipiter dans un grand bouillonnement. « Eh ben, mes morfals ! » On l’avait souvent mise en garde. « Méfie toi, ils mangent tout ce qui tombe. Alors si un jour, tu trébuches, tant pis pour toi ! »

 

La chaleur était maintenant pesante et le ciel s’était assombri. Elle s’assit au bord du bassin, enleva son pull et resta en soutien gorge. Elle continuait à siroter sa bière. A son grand soulagement, l’orage éclata enfin.

 

Elle laissa l’eau couler sur ses cheveux, sur sa peau. C’était frais. Elle était bien. Les éclairs et le tonnerre s’en donnaient à cœur joie. Elle se demanda si les poissons avaient peur de l’orage. « N’ayez pas peur, mes petits, Maman Lise est là ».

 

L’éclair la surprit par son clac violent, quand la foudre s’abattit sur le poste de commande.  Elle mit un instant à réagir. Elle retira son casque, incrédule, tournant la tête de droite à gauche, cherchant du regard. Elle se redressa et elle vit les lueurs rouges et jaunes.  Alors, elle se mit à courir vers la pièce d’où provenait des flammes. Elle prit sans réfléchir l’extincteur et l’actionna en le dirigeant vers la base des flammes, comme on le lui avait appris. Elle réussit à éteindre l’incendie.

 

Le poste de commande était dans un état indescriptible : craquelé par la chaleur, complètement noirci par la fumée, et avec une odeur de brûlé ! Elle tenta d’actionner plusieurs leviers, mais aucun ne semblait fonctionner. Le générateur de secours ne se mettait pas en marche. Elle se prit la tête dans les mains. La température commençait à monter.

 

Désespérée par son impuissance, elle se précipita vers un bassin et fit un contrôle manuel de la température. Treize degrés huit, treize degrés neuf.

 

Elle essaya les lignes téléphoniques, mais tous les équipements semblaient avoir rendu l’âme. La seule chose qui fonctionnait, c’était les lampes de secours à batteries solaires qui diffusaient aux coins de la ferme des lueurs blafardes. Elle ne pouvait compter sur aucun secours. Bien sûr, les contrôleurs seraient alertés par la coupure des lignes, mais elle n’aurait personne avant demain matin. Ce serait beaucoup trop tard. Elle était livrée à elle-même pour gérer une catastrophe. Mais pourquoi le générateur de secours ne se mettait il pas en route ?

 

Elle se précipita vers le dernier bassin avec une idée folle. Elle allait tenter de libérer les saumons en les relâchant dans la mer. Elle ne se faisait pas beaucoup d’illusion. C’étaient des poissons d’élevage et ils n’avaient aucune chance de survie dans leur milieu naturel, mais elle n’allait pas les laisser agoniser dans leurs bassins sans rien faire.

 

La commande manuelle était une grande roue qu’elle tenta d’actionner. Mais cela dépassait beaucoup ses forces.

 

Elle alla chercher une grande et lourde masse qu’elle amena avec difficulté vers la roue. Elle la souleva péniblement et la relâcha sur un rayon de la roue. Elle recommença l’opération deux fois et exténuée elle reposa la masse. A nouveau, elle força sur la roue et lentement elle la sentit bouger. Rayon après rayon, arque boutée, elle la faisait tourner. Le bassin s’ouvrait lentement. Quand elle eut réussi à faire un tour complet, elle alla jusqu’au bassin. Par la petite ouverture, l’eau et les poissons se déversaient doucement dans la mer. Elle avait conscience d’envoyer les saumons à la mort, mais elle ne pouvait rien faire d’autre et ne voulait surtout pas les voir mourir dans le bassin. Elle agitait machinalement la main pour leur dire au revoir et elle sentait les larmes couler sur son visage.

 

Devant le bassin maintenant vide, désespérée, elle se surprit à dire à haute voix : « Maaais, Liseu, il n’y a plus de poissssons ! ». Elle se mit à rire nerveusement.

 

Maintenant, il fallait renouveler l’opération pour les autres bassins : vider le 1 dans le 2, le 2 dans le 3 et le 3 dans le dernier.

 

En se rendait entre les bassins 1 et 2, un éclair illumina le ciel et une porte vitrée lui renvoya son image : elle était sale de la tête aux pieds ; sur son visage noir, les larmes et la pluie laissaient des traces plus claires ; les cheveux étaient en désordre. Une bretelle de soutien gorge avait cédé. Elle plongea une main dans les cheveux pour tenter de les recoiffer. Ca collait ! Elle s’aperçut alors que sa main était couverte de graisse. Désemparée, elle secoua la tête et s’approcha de la grande manivelle pour tenter de manœuvrer le dispositif d’ouverture. Elle comprit vite qu’elle n’y arriverait jamais. La roue était plus pesante que l’autre. Elle reprit le thermomètre de ce bassin. A cause de la sueur, des larmes, de la crasse et de la pluie, elle eut du mal à lire la température : 14 degrés 2.

 

 Mon Dieu ! Mon Dieu ! Papa, aide moi.  Elle sanglotait la tête dans les mains. Elle se moquait bien maintenant de la graisse sale. Les saumons s’agitaient dans l’eau. Elle savait qu’irrémédiablement, la température allait monter et que les poissons allaient s’affoler de plus en plus. Il fallait qu’elle fasse quelque chose. Elle n’allait quand même pas regarder sans rien faire.

 

Prise d’une brusque inspiration, elle retira son jean et s’approcha du bord. Elle se baissa et se glissa dans l’eau. Elle ressentait le besoin d’être aux côtés des poissons. Elle ne voulait pas les laisser agoniser en les contemplant de loin. C’était ses poissons. Elle les avait élevés et elle en était responsable. Elle tentait absurdement de les calmer. Il y en avait tellement. Elle pensait que son père aurait été heureux de voir autant de poissons. Elle les saisissait  et les tendait vers le ciel en implorant et en pleurant. Papa, aide moi, Papa, aide moi. Tiens Papa, en voilà un, de  poisson, Tiens un autre. Il y en a ici du poisson. Il y en a ici. Sa raison vacillait. 

 

La nuit tomba et avec elle, vint la fraîcheur.

 

Epuisée, démoralisée, Lise réussit à s’extraire du bassin. Elle resta un moment allongée sur le bord, reprenant son souffre, puis elle se leva péniblement pour faire le point. Elle avait perdu beaucoup de poissons, mais dans le bassin n° 1, la température n’avait pas trop monté. Elle disposait maintenant de plusieurs heures pour tenter de maîtriser la situation. Elle évacua à l’épuisette les poissons morts et ceux qui n’avaient plus des mouvements assez vifs. Elle pensait que si elle arrivait à ne conserver que les poissons bien portants et qu’elle les répartissait dans les bassins, elle avait une chance de conserver jusqu’à demain matin une température supportable. Mais il fallait qu’elle réussisse à manier les vannes manuelles.

 

Le travail fut horrible. L’épuisette était lourde à manier, elle sortait un à un les saumons morts, de beaux saumons, élevés avec amour, décimés ! Ils étaient irrécupérables, car les congélateurs, heureusement vides ne fonctionnaient plus. Si seulement, elle avait eu le générateur de secours. Elle avait le cœur déchiré, mais elle serrait les dents.

 

Une fois les bassins nettoyés, elle s’approcha des vannes.

 

Elle ferma d’abord la dernière vanne qui était restée ouverte, puis elle s’occupa des autres. Une à une, aux prix d’efforts surhumains, elle réussit manier les grandes roues et à faire circuler l’eau et les poissons pour les répartir entre les différents bassins. Le moindre geste était devenu très douloureux.

 

Vers 3 heures du matin, elle s’arrêta enfin. La suite ne dépendait plus d’elle. Elle se rendit dans la salle de bain et se contempla dans le miroir. Elle était d’une saleté repoussante, le visage, les cheveux, le torse, les bras, les mains, les jambes, les pieds. Son soutien gorge était en lambeau, sa culotte était déchirée, elle saignait à plusieurs endroits. En souriant narquoisement, elle fit un salut militaire à son reflet : « Soldat Lise, la société Ducatos est fière de toi. Dans des conditions extrêmes tu as sauvé plus de seize tonnes de poissons. »

 

Dans la cabine, elle fit couler l’eau en chantonnant: « You load sixteen tons and what do you get, another day older and deeper in debt, Saint Peter don’t you call me, ‘cause I can’t goooooo, I owe my soooooul to the company stoooooore ».  

 

Avec une voix de basse, elle laissa la dernière syllabe gonfler. Ce matin, malgré les restrictions, elle s’apprêtait à prendre une très longue douche.

 

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